Dans la pièce Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand, l'exubérance se voit comme... le nez au milieu de la figure ! Par sa longueur défiant toute mesure, le nez de Cyrano pointe déjà l'excès qui galope à travers le spectacle. Tout le monde connaît par exemple cet air de bravoure (comme on dit en musique) où le héros déploie son éloquence pléthorique pour signifier, en de nombreux registres de discours, que son nez (mais s'agit-il d'un nez ou d'un phallus ?) est long. C'est d'une virtuosité exubérante, que l'on apprécie dans maints passages de la pièce d'ailleurs. A juste titre, Gilles Bouillon, qui a porté avec fougue la mise en scène de la pièce, parle de "panache stylistique". Or, si la France de 1897 doutait d'elle, se sentait affaiblie après la défaite de 1870, cette pièce de fière allure, de panache, pouvait redonner de l'assurance à la nation. Et l'énorme succès qu'elle rencontra vint confirmer l'aspect roboratif de l'exubérance. En outre, par son brassage étonnant de formes, la pièce semble portée, saisie dans un désordre vivifiant : Cyrano de Bergerac est un mixte de comédie héroïque de cape et d'épée, mélodrame populaire et drame romantique. Pièce à certains égards brouillonne et qui ressemble à un opéra somptueux. Gilles Bouillon, et Bernard Pico son dramaturge, ont avec leurs dix-sept acteurs, interprétant les quarante rôles prévus par l'auteur, donné toute son ampleur à cet opéra luxuriant. Bien sûr, il y a un acteur excellent, Christophe Brault, qui joue l'individualité débordante de Cyrano, et cette histoire d'amour sublime avec Roxane (Emmanuelle Wion). Oui mais surtout n'oublions pas toute cette foule qui va, bouge, s'agite sur le plateau, et encore ces scènes d'agapes, de bombance, de duels, de spectacle dans le spectacle, qui contribuent largement, avec la déclamation virtuose, à l'effervescence expansive du spectacle. Au final et pour prendre de la hauteur philosophique, ce "feu d'artifice" (pour citer la formule de Gilles Bouillon) surgit-il dans la vide noirceur de l'espace, ou bien nous rappelle-t-il, avec éclat et couleurs, que l'univers est peuplé de milliards d'étoiles scintillantes ?
D'où que l'on prenne le travail d'Ariane Mnouchkine, la générosité est là, qui rappelle cette phrase de Camus : "La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent". L'utopie, chez Mnouchkine, n'est jamais une abstraite construction cérébrale, mais toujours une expérience du théâtre comme un vécu alternatif et collectif, une ouverture sur d'autres modes d'"être ensemble" (autant bien entendu que sur d'autres langages pour la scène). Générosité des heures de travail qui ne sont pas comptées, générosité de l'accueil "personnalisé" dans son théâtre, générosité de ses comédiens qui vous y servent la soupe, aussi bien que générosité de son engagement "à gauche toute" (en un temps où par frilosité, bien des hommes de théâtre se sont dans un corporatisme apolitique eux-mêmes neutralisés). Cette générosité ne peut s'engoncer dans une quelconque raideur esthétique : il lui faut une exubérance des moyens, des effets de groupe, des langages nouveaux, de nombreux décors, de la fresque et de l'ampleur temporelle. Il dure presque quatre heures, en effet, le dernier spectacle d'Ariane Mnouchkine, Les naufragés du Fol Espoir, inspiré d'un roman de Jules Verne, et en partie écrit par Hélène Cixous. Voici une épopée fantastique et débordante qui mêle théâtre, littérature, cinéma et politique... Nous voici en 1914. Felix, tenancier de la guinguette du Fol Espoir, passionné par cet art à ses débuts, le cinéma, met amicalement, pour un tournage, ses locaux à la disposition de Jean, cinéaste renvoyé des studios Pathé pour ses opinions socialistes. Ils croient tous deux que le cinéma peut participer à un vaste mouvement d'éducation populaire, et réalisent cette adaptation cinématographique d'une oeuvre de Jules Verne qui, sous couvert d'exploration, peut être entendue comme une magnifique quête d'un autre monde, d'une utopie... Les niveaux se croisent, chevauchent : historique (l'assassinat de Jaurès qui annonce la boucherie de la Guerre), stylistique (le recours au jeu spécifique des acteurs du cinéma muet), politique (les naufragés du socialisme utopique, pris dans l'hiver glacial de l'omniprésent capitalisme). Mais surtout, l'on retient la fresque surabondante, toutes ces scènes évocatrices, comme une puissante incitation à tenter l'Aventure. Aventure du théâtre, bien sûr, mais aussi de l'invention sociale, collective... L'exubérance submerge la réaction, les réactionnaires : elle a le plus souvent la couleur politique d'un généreux anarchisme.
Pierre Corcos