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Dossier Sergio Birga
Sergio Birga ou le temps suspendu
Dossier Sergio Birga _ Sergio Birga ou le temps suspendu par Yves Kobry
Par Yves Kobry
Sergio Birga a commencé sa carrière dans les années 60 comme un peintre expressionniste, à une époque où dominait l’abstraction lyrique, rendant notamment visite en Allemagne à Meidner, Heckel, Kokoschka ainsi qu’à Otto Dix, peu avant sa mort. Quel jeune artiste s’intéressait alors à un mouvement artistique d’avant guerre hors mode, hors champ, à une époque où l’Europe occidentale désireuse d’oublier un passé tourmenté et tragique s’ébrouait avec euphorie dans une modernité sans nuage ni rivage?
Durant les années 70 Birga côtoie par la thématique la figuration narrative, davantage par conviction militante qu’esthétique; toutefois même durant cette brève période il n’abandonne ni la perspective, ni le modelé, ni le contraste de l’ombre et de la lumière, se démarquant ainsi de la conception affichiste qui caractérise les artistes pop. A partir du début des années 80, lorsqu’il trouve sa manière dont il n’a pas varié, Birga peint essentiellement des paysages urbains chargés d’une sourde et insistante mélancolie dans un style qui s’apparente à la " Nouvelle Objectivité ", au point d’équilibre entre le " vérisme " et le " réalisme magique ". Autrement dit, Birga est resté sa vie durant fidèle à l’expressionnisme et à sa forme dérivée, bien qu’en abîme, la " Neue Sachlichkeit ", connue et méconnue en France sous l’appellation de " Nouvelle Objectivité ", en fait une nouvelle subjectivité, dont la signification profonde demeure souvent incomprise. Voilà qui peut paraître décalé, certains diront anachronique.

Sergio Birga, Les anciennes usines Renault, 2002. 114 x 146 cm.

Cette vision d’un Paris populaire, vu de guingois, du haut d’un toit ou du bas d’une palissade où les façades défraîchies des immeubles de rapport du XIX e siècle se mêlent aux bâtiments rectilignes et glacés des années 70, peut faire songer, par l’imagerie seulement, au réalisme poétique d’un Carné ou d’un Cartier Bresson. Mais sans cette légèreté et cette insouciance du Paris populaire des années 50, ville encore homogène qui même dans la pauvreté et le labeur conservait son caractère pittoresque, exhalait le bonheur de vivre. Le Paris de Birga est une ville sans joie, sans habitant, dont la vie s’est retirée, où le temps est suspendu. Peinture onctueuse travaillée par le souvenir, où les glacis superposés sont autant de strates nostalgiques qui mettent le motif à distance, le déréalisent. Cette manière a été appelée "vérisme" dans la mesure où elle reproduit la réalité, ou du moins la restitue en toute " objectivité ", sans rien n’y ajouter ni en retrancher. Du moins en apparence, car ici une perspective biaisée, là une arête trop vive, une ombre trop marquée viennent insérer à l’insu du spectateur ce je ne sais quoi d’étrange, ce léger décalage qui instille un malaise, perturbe la vision familière, creuse l’écart d’avec la réalité ordinaire. On est en terrain familier qu’on arpente tous les jours et pourtant on n’y est plus tout à fait. Ce glissement imperceptible qui pétrifie le quotidien et le rend étranger à nous même est lourd de menaces et annonce, comme nous l’enseigne l’histoire, des secousses sociales, politiques, culturelles.

Car Sergio Birga n’emprunte pas seulement au style de " la Nouvelle Objectivité" mais aussi, surtout, à l’esprit de cette esthétique, issue des conséquences tragiques de la première guerre mondiale qui a su traduire sur un mode ironique et distancié le désarroi, le malaise, les convulsions de la société allemande, sortie bouleversée et hébétée de la défaite, sans repère, ni espérance. L’expressionnisme, notamment le mouvement " Die Brücke" avait été un courant utopique, dont la force et l’exacerbation du trait, la stridence de la couleur exprimaient la vitalité d’une société en plein essor et sa foi en l’avenir, fût ce pour en fustiger le conformisme, en dénoncer les rigidités et les injustices. L’Allemagne wilhelmienne, état nation tardivement constitué, avait travaillé d’arrache pied, s’était industrialisé à marche forcée afin de rattraper ses rivales, la France et l’Angleterre. Elle y était tout juste parvenue lorsque la guerre de 1914 supposée asseoir son hégémonie, provoqua son effondrement. La première guerre mondiale avec son cortège de massacres fut un conflit suicidaire pour l’Europe entière qu’elle laissa chamboulée et exsangue; du moins les puissances victorieuses purent entretenir l’illusion que les sacrifices n’avaient pas été vains. En Allemagne la défaite aussi brutale qu’inattendue (d’où la légende du coup de poignard dans le dos) fut suivie d’une guerre civile et d’une hyperinflation qui désagrégea la société et ruina le pays. Même lorsque l’économie commença à se redresser à partir de 1923, malgré les clauses draconiennes du traité de Versailles, la société allemande profondément traumatisée, demeura désabusée, amère, aigrie. Bien plus que les faiblesses ou les turpitudes de la république de Weimar qui n’en étaient que le reflet, c’est cette décomposition sociale, cette déliquescence morale, cet effacement des repères d’un pays tout entier qu’ont dépeint les artistes de la " Nouvelle Objectivité", les uns tels Georges Grosz avec le trait mordant de l’engagement politique, les autres, plus nombreux, tels Otto Dix, Max Beckmann ou Christian Schad, avec l’ironie froide et distanciée de l’observateur lucide et implacable. Alors qu’en France un Derain cherchait à travers le musée un impossible retour à l’ordre et à l’harmonie, en Allemagne un Dix empruntait sans vergogne au musée (Grünewald, Grien, Cranach) pour décrire le désordre et le malaise contemporain. Peindre le présent sous les couleurs du passé, donner à l’éphémère l’apparence de l’intemporalité, c’est aussi désigner l’absence de perspective, un futur qui se dérobe.

Alors que l’art contemporain s’enivre de l’insignifiance et de la superficialité du présent immédiat, immédiatement périmé, il se pourrait bien que la peinture nostalgique et désenchantée de Sergio Birga qui fait écho à l’histoire, soit prémonitoire d’un avenir tourmenté.
Yves Kobry
mis en ligne le 13/03/2007
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