Il est surprenant, mais satisfaisant, quune seule fenêtre ouverte confirme à ce point le voyage circulaire des choses parties de Ghez revenant à lui par les ouvertures, in boomerang fashion, de façon que la tour crénelée faite de lensemble de ses boîtes empilées bout à bout et fendue aux étages pour la respiration, accueille avec autant dalacrité ce qui vient payer son dû des années plus tard au même Ghez grandi par lexpérience, depuis le rez-de-chaussée jusquaux combles ces dernières hautes comme au Nouveau Monde (quil déteste). Mâtures, cheminées, pochettes de coton, rubans commémoratifs, trompes animales et musicales, petites lunettes cerclées, écailles préhistoriques, imperméables avec leurs ceintures, tombent comme par une trappe dans ses dioramas. Aussi bien informés des vicissitudes du monde quun mélomane chantonnant tout par avance depuis le taxi qui le mène au concert, ils nous assurent que le monde existe bien sans nous. Conformément à nos attentes, le décor promis nest pas un mirage de notre esprit.
Je métonne à chaque fois mais cest une hyperbole de trois choses : que linventaire des objets ghéziens soit fixe à ce point, que seul leffet de tourbillons variables ait le droit dajouter ou de retirer par métamorphose à la liste close, et que loeuvre, pour le coup, soit aussi réaliste.
Il est attendu que Conrad soit naturellement impassible, voire taciturne, Proust cerné de gris sous les paupières, que la rouille soit irrégulière et les bancs des parcs vermoulus, que les cheminées de bateaux soient alternativement aussi cheminées et bateaux quon puisse lêtre à lépoque de la télétransportation. Jai pensé un temps ne jamais rien trouver dans ces dioramas que transformé, détourné ou revisité en vue dune mise en scène occulte, alors que la colle et le pinceau opéraient à mon insu dans le sens inverse. Vers le large plutôt que lintérieur. Selon un contour personnel, je ne le nie pas, mais refaisant le monde à la découpe et non point la chambre denfant doù, à lévidence, tout, ici, provient. Cest que les boîtes de Ghez sont trompeuses. Un regard superficiel nous suggère quun moment du temps sest figé dans chacune, et ces arrêts successifs et intermittents, comme dans lautobus, leur prêtent une résonance littéraire. Non point parce quon reprendrait son chapitre cent fois relu à moitié au gré des soubresauts au moment tant attendu où les gens montent. On peut au contraire lire continûment dune boîte à lautre sans même jamais tourner la page. Le trottoir laisse défiler les protagonistes, le chauffeur à casquette tient le fil invisible qui mène au mot de la fin. La lenteur et la répétition fonctionnent à merveille.
Jappellerai cet effet le paradoxe de Ghez. Car ces dioramas, plutôt que statiques et figés pour loeil, sont au contraire dynamiques, et cela les projette à distance de leurs références littéraires obvies ou cachées. Il est même surprenant quelles cultivent à ce point lart moderne de laccélération et brouillent les renvois comme la vitesse peut brouiller le paysage décrit par les mots. Tout y est sur mesure, mais pour le voyage instantané. Non seulement les vêtements ajustés et jusquaux corps qui les portent, mais également les hublots et les drapeaux : les premiers à la taille de la mer, faits pour son volume immense, les seconds à hauteur du regard oblique qui doit pointer vers le ciel en un étroit faisceau. Le corps entier sefforce de trouver sa place et le monde tout autour, comme une arène vide, sordonne différemment une fois que le bras vêtu dune manche ou la jambe découverte par une fente dans la soie se sont posés. Le pessimisme est porté devant derrière, comme un pull de coton le beau matin où lon est sorti trop pressé. Tantôt en bois, parfois en fer, souvent en plume et caillouteux, cest la rue, le quai du port ou lallée du parc quon observe ici, avec la trace de tous les pas et de toutes les errances : la vitesse, encore, la colère qui monte, le bastingage incertain, la foule aveugle, la solitude impossible. On avait cru regarder derrière la vitre de ces boîtes assis dans un fauteuil pour la ghézerie du jour, alors quon ouvrait des fenêtres donnant sur soi, les talons plantés dans le tapis pour vaincre les vents contraires qui poussent en sens inverse et, toujours, nous obligent à plus de fermeté avec les huisseries. |