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Dossier Arthur Aeschbacher
« Merveilleux illisible », ou le mot dérobé
par Clémentine Hougue
Ce qu’Arthur Aeschbacher nomme le « merveilleux illisible » est le point central de son travail, point autour duquel tourne tout son rapport à la lettre. « Tourner », c’est bien le mot : dans ses Turn-cuts, les textes sont découpés en petits carrés, puis recollés en opérant une rotation. La « forme-mot » vole alors en éclat et l’alphabet – que l’on peut pourtant encore deviner – s’efface et échappe à notre lecture, en un mot se dérobe. Mot dérobé donc, mais dans les deux sens du terme : Arthur Aeschbacher en prélevant le texte, le vole au réel, nous le subtilise pour le métamorphoser en peinture, en matière, en couleur. Et pour nous dérouter un peu plus encore, il le fait tourner sur lui-même. De même dans les Oblitérations, les mots fluctuent entre l’effacement et le marquage, l’impression sur le papier et la disparition comme écriture. Il faut oblitérer la langue, la mêler à la couleur, la rendre à ses qualités plastiques : en usant de la fragmentation, la surface de l’oeuvre se met en mouvement ; de la décomposition à la re-composition et de l’éclatement à l’agencement, elle devient le théâtre d’un désordre créateur, d’un « chaosmos ». Le sentiment d’étrangeté face au signe linguistique qui nous est habituellement familier s’avère d’autant plus saisissant qu’il se manifeste sur des supports issus du quotidien : cette danse folle des mots s’opère ainsi sur des boîtes, des stores et des affiches. Le langage connu devient insaisissable, l’objet commun révèle sa poésie.
arthur aeschbacher

Si, de Dada aux Nouveaux Réalistes en passant par le lettrisme, l’art du XXe siècle a exploré dans tous les sens les relations « de la poésure et de la peintrie », pour reprendre la fameux mot de Raoul Haussman, A. Aeschbacher entretient quant à lui un rapport plein de liberté avec cette histoire de la lettre en peinture, occupant une position à l’écart des étiquettes, entre influence et totale indépendance. Ses affiches ne sont pas lacérées, mais ré-agencées, ses boîtes ne sont pas des ready-mades mais des espaces de collages, et ses Stores-surfaces sont de malicieux clins d’oeil au mouvement Support/surface. L’artiste aime détourner les règles de l’art, faire jouer les concepts entre eux ; il en va ainsi de son emploi du texte dans la peinture. Où son ami Brion Gysin (qui inspira notre artiste par sa technique du cut-up) partageait son oeuvre entre le domaine poétique et le domaine pictural, Arthur Aeschbacher précise que son travail n’avait rien à voir avec la littérature ; il se veut uniquement plasticien. De même, s’il est affichiste, ce n’est pas, comme Villeglé, pour révéler une « guérilla des signes », mais plutôt pour faire de l’affiche la matière première qui ouvre un champ de création et permet le déploiement de l’imaginaire. Sans besoin de lutte armée, avec bonheur et finesse, Arthur Aeschbacher libère l’art du collage de ses tentations destructrices comme de son discours sociologique.

C’est ce qu’à de merveilleux cette illisibilité : la plongée dans le champ purement esthétique et la jubilation du jeu. Jeu avec les codes, mais surtout jeu avec le public qui tente, sans jamais y parvenir, de se faire lecteur de ces fragments de textes. Arthur Aeschbacher ne déconstruit pas le mot pour mutiler le logos, mais pour l’ouvrir à une dimension ludique. Il aime à tromper notre attente, et ce faisant nous amène à entrer dans cet univers sans alphabet, à prendre plaisir à l’indéchiffrable. Ludique mais loin d’être désinvolte, l’art d’Arthur Aeschbacher tend à une pensée aux frontières du verbe. Depuis plus de cinquante ans, il nomadise la langue – dans le mouvement cher à Deleuze de déterritorialisation et de reterritorialisation – explorant l’espace ambigu entre le mot et son absence. Comme l’écrit si bien notre artiste : « Opacité d’un silence, un vrai silence de plomb, d’encre d’imprimerie dans un océan de réflexion, qui vous attend au détour du langage » C’est au détour du langage – c’est-à-dire non en son sein, mais à sa marge – que s’enracine donc le riche et ininterrompu mouvement de sa pensée.

Clémentine Hougue
mis en ligne le 10/03/2009
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