La
couleur
Les couleurs sont des êtres vivants
qui s’intègrent à nous, à nous
tous ; c’est un pouvoir gai et majestueux
avec des effets étranges, presque indicibles.
Prises au hasard, les affiches des palissades
sont une palette aux mille couleurs. Si l’on
prend un grand carré de ces affiches
bariolées, panachées, chinées,
contrastées dans la lumière des
rues, ce n’est pas pour autant que ces
affiches d’un mètre de surface
deviennent, par enchantement, une toile de
maître. Les poissons des mers du Sud
ont de belles couleurs en eau profonde ; quand
ils remontent à la surface, ils deviennent
moches, gris, un gris sérum d’égout – la
couleur n’est plus là. Disparu
le jaune fluorescent, le Prussesavant. Des
poignées de poissons qui foncent dans
tous les sens, en éventail, libre, avec
des festins de couleurs qui se trouvent présents
dans les restaurants chinois du Quartier latin.
Voilà pourquoi, face à mes « affiches »,
pour ma gouverne personnelle, je mets la main à la
pâte, j’en prends, j’en laisse,
je les veux méconnaissables, indicibles,
et je veux que le rêve dure longtemps.
2008
L’Appropriation
« Le seul affichiste qui ne soit pas « nouveau
réaliste »… rattaché aux
affichistes, il se tient à l’écart
du mouvement des « nouveaux réalistes »,
dont il ne partage pas les visées sociologiques. » Art
du XXe siècle, dictionnaire Larousse
On peut comprendre que je n’aime pas la
musique mécanique qui mord les chevaux de
bois. Le tire-pipe ou les oeufs sous vide, la femme
qui n’a pas de barbe et les montagnes pas
RUSSES du tout. Ce n’est pas ma fête
FORAINE, c’est tout à recommencer,
ce n’est pas ma FETE DE L’ESPRIT. Mes
voisins de palier, qui sont les Nouveaux Réalistes,
j’ai envers eux le devoir d’insister
sur L’APPROPRIATION en tant que témoin
des tous premiers jours.
Appropriation
Attribuer en propre à quelqu’un. Donc
KLEIN dit je suis le vide, ARMAN, le plein, François
DUFRENE, je suis l’envers de l’affiche.
Raymond HAINS a dit je suis une abstraction personnifiée
et, selon moi, ce mot est superbe : « pourquoi
un TEL et pas GUILLAUME. » GUILLAUME, à cette époque, était
installé dans l’axe Schwitters, Mallarmé,
hors de la loi du 29 juillet 1881.
Aucun oiseau n’a le coeur de chanter
Dans un buisson de questions.
René Char
Mes nombreuses ballades et rencontres avec Raymond
Hains – ce promeneur, ce regardeur – ce
furent des nuits entières à chercher
un bistrot ouvert, ou des crêperies. Il parlait
sans arrêt, sans vous regarder dans les yeux.
Tout y passe, tout défile, le nom des rues
se transforme en calembours, en des chassés-croisés
bien à lui, il y a une armée de Congolais
dans la vitrine d’une pâtisserie et
aussi le marquis de Bièvre, qui a six ifs
dans son jardin. Des calissons d’Aix pour
un portrait de Dali. Il y avait du sublime dans
Raymond Hains, l’explorateur d’un univers
inconnu.
Liens d’amitié
Avec l’appui de Darthea Speyer, Brion Gysin
avait obtenu un atelier d’artiste à la
Cité des Arts sur les quais de Paris, face à la
Seine. Bien bel endroit. Il était installé depuis
peu, ça sonnait le creux. Je me souviens
qu’il sortait d’une opération
genre compliquée. Brion avait des brûlures
qu’il soignait avec du blanc d’oeuf.
Il parlait sans arrêt de trucs et de machins.
Le thème, ce jour-là, était
le suicide PROPRE, par exemple se défénestrer
de ce lieu splendide. Mais une chose demandait
réflexion, c’était l’arrivée
sur le trottoir. Il imaginait pour le PROPRE une
sorte de sac en plastique, une combinaison de la
tête aux pieds. Surtout éviter la
moindre tache sur le sol après la chute
libre. Ses deux « invités » ne
l’écoutaient que d’une oreille.
William Burroughs, assis en face de moi, avec un
regard qui ne menait nulle part, consultait sa
montre sans arrêt, son médecin lui
ayant interdit de boire un verre d’alcool
avant cinq heures du soir. Ficelé dans son
serment, cela a duré un très long
moment. Il devait savoir que le diable possède
tous les trucs pour vous tenter. Enfin, l’instant
tant attendu arriva : W. S. B., avec un geste atrocement
exagéré attrapa une bouteille de
RICARD, sortit deux grands verres, m’offrit
le premier et se mit à boire cul sec, tremblant,
du bout des lèvres, heureux, savourant son
enfer tranquille puisqu’il était là pour
l’éternité. J’aime l’encre,
mais je n’aime pas écrire. L’histoire
s’arrête ici.