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Par Jean-Luc Chalumeau |
Quand il était petit Frédéric Brandon avait peur des clowns. Le clown blanc surtout lui faisait horreur: il était cruel avec l'auguste, lui faisant endurer souffrances et humiliations sous le regard consterné de l'enfant. Heureusement, il y eut la rencontre avec le génial Grock: c'était certes un clown, mais solitaire, qui se battait contre l'absurdité du monde et qui en triomphait d'une certaine manière, puisqu'il avait le merveilleux pouvoir d'en faire rire.
Cinquante ans après, Frédéric Brandon découvre que le peintre, après tout, n'est lui-même qu'un clown seul face à lui-même. Comme pour le Charlie Chaplin de Limelight, il n'y a sous le maquillage outrancier que les rides impitoyables révélant à l'artiste la marche inexorable du temps. Envolées, les chairs appétissantes des belles « Liseuses »! Disparus, les plaisirs simples de « Mon jardin » ou de la pêche à la truite, thèmes qui marquèrent des étapes importantes dans la carrière de Frédéric. Ne demeurent aujourd'hui que la toile, le chevalet, et le corps à corps avec la peinture, c'est-à-dire rien moins que l'essence de l'identité du peintre.
Vive la peinture de chevalet est le titre d'une série de tableaux exécutés entre 1986 et 1988 que j'avais commentée avec des mots qui reviennent irrésistiblement sous ma plume à propos des clowns, sans doute parce que la problématique fondamentale de Brandon n'a finalement pas changé. Je les laisse donc resurgir en les mêlant aux observations particulières suscitées par la série Moi, moi toujours moi consacrée à de pathétiques autoportraits.
Le titre de l'exposition de 1988 sonnait un peu comme un manifeste. Quoi ? La peinture serait menacée (déjà) et il faudrait la défendre ? Frédéric Brandon avait-il versé à ce moment dans la théorie, le chevalet étant porteur d'une batterie de concepts destinés, peut-être, à disqualifier d'autres modes d'expression picturale ?
On s'est vite rassuré: Frédéric Brandon restait bien peintre, exclusivement peintre, mais pourquoi cela lui aurait-il interdit la lucidité? Plus que jamais, il fallait à l'artiste des années 80 une conscience claire de la significahon que pouvait prendre le simple fait d'étaler de la couleur sur une toile: il s'agissait de comprendre son propre faire. Aujourd'hui, Brandon en vient à interroger son identité d'artiste. Il s'agit de comprendre son être.
Notre époque est vraiment extraordinaire. L'art, que l'on avait cru définitivement enfermé dans un ghetto, vient de s'élargir en l'espace de quelques décennies à tous les domaines de la réalité humaine. Joseph Beuys nous a enseigné que l'art dépasse infiniment les catégories convenues et qu'il consiste en la production et l'enregistrement de la totalité de la personnalité. Yves Klein s'était fait avant lui le militant de cet art à venir: son uvre s'est ouverte sur un vide qui exigeait d'être comblé, à la manière de Bach composant l'Art de la fugue pour le son d'un instrument qui n'existait pas encore...
De Duchamp à Klein et Beuys, ce qui a été tué plutôt trois fois qu'une au XXe siècle, c'est la " peinture-spectacle ", et sans doute une certaine attitude bien française selon laquelle l'art (plastique) ne saurait se référer à autre chose qu'à la seule délectation esthétique via le plaisir rétinien. Tout est désormais possible en matière d'art, mais y compris la peinture ! Il serait au moins aussi injuste de dire que la peinture est " morte " (refrain connu) qu'il serait ridicule de prétendre qu'il n'y a d'art que selon les critères des rétiniens traditionalistes.
Les peintres de la génération de Brandon ont découvert les champs de ruines laissés par les académismes en tous genres: ceux de la peinture-spectacle comme ceux des différents minimalismes ascétiques. Certains ont éprouvé la nécessité d'une peinture s'affirmant pour elle-même et non contre quoi que ce soit. C'est ce que j'ai toujours aimé dans la peinture de Frédéric: voici un art " pour ", qui construit positivement sa propre existence et qui n'est, ni par lui-même ni en tant que prétexte à discours, une manifestation de dénégation d'une autre forme d'expression.
Contemporain de Duchamp, Klein et Beuys, Brandon a pris le risque de peindre, sans rien ignorer du triple message des fondateurs de notre modernité, mais sans rien renier de ce qui fonde son désir de peindre. Malicieusement, il pourrait même faire remarquer que ni Duchamp, ni Klein ni Beuys n'ont dédaigné de se représenter eux-mêmes (par le moyen de la photographie) à travers quelques uns de leurs dispositifs. Le voici donc pratiquant l'autoportrait en clown, qui en dit plus long sur lui (" Moi, moi et toujours moi ") et sur la condition humaine que des mots alignés. Il répond de la sorte à une question naguère posée par Mikel Dufrenne, étonné par la persévérance de tant de peintres à dresser un chevalet et à poser des couleurs sur la surface d'une toile: " C'est ce geste quasiment immémorial dont on voudrait comprendre l'étonnante persévérance" écrivait le professeur d'esthétique.
Mais est-il vraiment nécessaire de comprendre? La peinture de Brandon est fortement là, comme le peintre lui-même: solide et heureux de vivre, d'autant plus que l'inéluctable mort se rapproche. " Ce que le tableau montre, c'est le monde en train de se faire " écritJean-François Lyotard, et cela vaut même quand le désir de peindre pousse l'artiste à interroger son visage en train de se défaire. Brandon n'entend surtout pas être comparé à Rembrandt, évidemment (il y a des rapprochements écrasants), mais tout de même...
Au XXIe comme au XVIIe siècle, ce que l'on reconnaît dans la peinture, ce n'est pas d'abord tel ou tel fragment de la fantasmatique de l'artiste - qui y est bel et bien par ailleurs - mais c'est la vie même du peintre. " Le peintre trouve son plaisir, et aussi son angoisse, à peindre, c'est sa vie et c'est sa mort " écrit encore Lyotard. Il n'y a rien à ajouter.
Voilà pourquoi, à travers toutes les étonnantes mutations de l'art de notre temps, le désir de peindre subsiste, indéracinable. Malgré Duchamp et malgré Beuys - mais nullement contre ce qu'ils représentent - des peintres demeurent fidèles à leur origine. La peinture garde sa force, s'il est vrai qu'à travers elle du possible peut encore germer dans le réel, par exemple quand elle interroge un visage grimé en d'inlassables variations. L'artiste est un clown ? Oui, et alors ? Bravo l'artiste ! S'il vous plait, encore un tour de piste... |
Jean-Luc Chalumeau |
mis en ligne le 15/05/2002 |
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Dossier
Frédéric Brandon
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