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Les clownes de Brandon
editorial
par Sophie Chauveau

"Celui qui serait sage n'aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n'est pas sage; s'il n'est pas sage, il estfou, et peut-étrefut-il roi lefou de sonfou..."

Denis Diderot. Le neveu de Rameau.

Je déteste les clowns. Ils me font peur. J'ai toujours détesté le cirque. Je ne savais pas pourquoi. J'imaginais, par empathie, pour les pauvres bêtes dressées, je ne voulais même pas savoir à l'aide de combien de coups? Face aux clowns de Brandon je comprends d'où venait la peur. Oh! comprendre ne la supprime pas. Je déteste les clowns pour la raison opposée qui fait que les filles se maquillent. Nous, quand on se met du rouge, c'est pour faire joli. Plus beaux les yeux, plus brillants, plus hautes les pommettes, toutes roses de plaisir, et les lèvres rouges comme une promesse de baiser. On triche? Ah! vous appelez ça tricher, vous ? Mettre en joie, en valeur, en beauté, remercier, exalter, exhausser...!

Elles ne feignent pas d'être belles, les filles qui se maquillent. Elles sont belles et se montrent telles, et au mieux, et au plus luxueux de leur beauté. Elles soulignent leurs yeux, leur bouche, comme on surligne un beau vers dans un poème. Pour le plaisir! Le vôtre et le leur. Pour le plaisir de tous, et pour tous les plaisirs... Alors que le mauvais clown de Brandon puise ses artifices dans une palette d'outrages et d'outrances, trempe ses pinceaux dans une tambouille de mocheté humaine et brouille le tout en un infâme mélange. Une mixture d'enfer, sorte de bouillie pré-mâchée de toutes ses vérités, tous ses masques empilés. Puis il barbouille sa face de toutes ses hontes accumulées. Pour mieux les exhiber! Des fois que vous n'y verriez que du feu, du fun, du rire!

Oh! Chaque tableau est magnifique I C'est leur déclinaison qui est horrible ! A main nue, on dirait que Brandon, gratte à même la terre pour déterrer ses morts. Ecorche les chairs pour libérer le cadavre qui gît toujours sous le vif.

Au début, de loin, c'est joli. Plus on s'approche, plus c'est affreux. Même la couleur sensée apprivoiser l'œil, acclimater au pire, rendre plus aisé, se met à vibrer comme la chair en décomposition.

Chacun de ses clouwns semble acharné à dépouiller son machabbée! A faire les poches de son mauvais chrétien, à vous prouver qu'il est, qu'ils sont, qu'on est tous irrécupérables. Incurables! Terriblement mortels. Et mortellement atteints.
Le cirque ne donne pas le spectacle de la mort mais elle en est toujours l'invitée permanente. Une main, un centième de seconde d'écart au trapèze, un homme s'écrase au sol. Et le clown déboule aussitôt pour faire diversion le temps de camoufler l'enlèvement du corps. Un tigre devient fou, et c'est encore au clown par ses facéties de cacher l'étendue des mutilations sinon le dompteur en lambeaux! Tout le monde est d'accord là-dessus. Cet accident, cette mort peut-être, le spectateur l'espère confusément.
Initialement acrobate, écuyer, génial pour avoir l'air de tout rater, il ne cesse de mimer l'erreur, les coups, la douleur, et toutes les sortes de souffrances tant physiques que morales...
Du Picaro hanté par la faim, prêt à toutes les bassesses pour faire taire ses entrailles, sans jamais se départir de ce fameux rire qui résonne à travers les âges de cet accent particulier, qui n'exprime que la fantaisie outrancière du désespoir... Au clown de rodéo, qui sauve la peau de ses compagnons de misères pour la beauté du spectacle en faisant diversion par le rire, tousi les clowns frôlent la mort, la côtoient, comment dire?, professionnellement. Le peintre aussi la croise sans cesse sur la toile. Gare aux éclats de couleurs quand le fond rencontre la forme. C'est très exactement ce qui se produit là, avec Brandon, les clowns et la mort.

On rapporte que le fripier qui a vendu sa défroque à Albert Fratellini s'écria: " si vous me trouvez quelqu'un de capable d'entrer dans cette cochonnerie, n'hésitez pas, c'est un monstre, tuez-le ". Il avait raison. Cà reste vrai ! Voyez plutôt chaussures démesurées, perruque rousse à touffe pointue, nez vermillon sur bouche terriblement lippue, bretelles distendues... Ca parle à la deuxième nature de l'homme, autant dire au second rayon! C'est fait pour toucher le monde d'en bas. S'affubler de la sorte ne dénote-t-il pas une intention de nuire, de mauvais penchants, la préméditation de quelque horreur? Hein? Dites, Frédéric Brandon? Vous qui vous en affublez et même déclinez toutes les tenues possibles et impossibles d'improbables clowns?

Pour Fellini, cette créaturefantastique exprime l'aspect irrationnel de l'homme, la composante de l'instinct, ce quelque chose de rebelle et de contestataire contre l'ordre supérieur, mais aussi la caricature de l'homme dans ses aspects d'animal et d'enfant, de moqué et de moqueur. Miroir où l'homme voit son image grotesque, déformée et comique, c'est son ombre cachée. Et c'est bien l'ombre cachée du peintre que Brandon est allée débusquer!

Faire le clown, se mettre en clown, permet de s'échapper psychiquement des contraintes de la morale, de donner libre cours à ses instincts sadiques, ses désirs de tricherie, de cruauté, de destruction gratuite, de violence et de révolte.

Parmi les archétypes du répertoire, les plus proches de Brandon: celui que les Anglais appellent Pantaloon, le plus débauché et le plus rusé ! Mauvais jusqu'à la méchanceté. Le plus souvent vieux, fourbe et intéressé. Jouant à la fois d'une autorité patriarcale et d'une hiérarchie corrompue, le mauvais père !
Celui qui porte en propre le nom de Clown est un méchant bouffon farceur! Capable de duper le diable en personne! Criminel bien armé et libre de tout sentiment de culpabilité, de honte ou de scrupule, ne respectant ni l'âge, ni le rang, ni les biens. D'un optimisme débordant, il manie l'insolence et le manque de respect avec art, clown nargue toute convention, dénonce tous les comportements sociaux ou moraux pour des faux semblants, des amabilités de façade.

Un autre de ces personnages, resté célèbre, en perdant son nom propre se nomme Vice. Il date d'avant Shakespeare. Venu pour amuser avec un humour teinté de méchanceté, trait essentiel de son caractère, tout ce qu'il dit et fait naît d'un fond de malveillance et de satire.

Quant à Gracioso,il a pour traits particuliers d'être insolent, jouisseur, brutal, poltron, la bête humaine dans sa naturelle grossièreté. Lubrique, hâbleur et par-dessus tout trouillard et terriblement lâche. Le clown est souvent le type même de la couardise. Ce qui n'interdit pas d'en rire. On est si content de n'être pas tout seul avec nos si vilains défauts...

De nos jours, pour faire passer la sauce, le clown exhibe en prime son ratage. Il fait rire en ce qu'il est d'abord une image de l'échec. Grand spécialiste de la chute, au simple comme au figuré, dans toutes ses acceptions, jusqu'au délinquant, qui n'est autre étymologiquement que celui qui est tombé !

On peut aussi y lire le triomphe de la marginalité. Lui au moins n'a pas honte, il extériorise son exclusion et même s'y projette. Il se situe toujours en ex-centrique face au pouvoir. Mais sa capacité de perturbation reste parodique. Même si sa critique de la société est profonde.

Il est aussi une image outrée de l'ingénuité. D'innocence châtiée ? Eh bien, tant pis pour elle ! N'avait qu'à pas l'être. Quoi ? Châtiée ou innocente ? Allez savoir! Passer entre les gouttes, et circulez! Même la gentillesse du clown sait comme un gant se retourner en cruauté.

A chacun son clown! Les écoles de cirque enseignent différentes techniques pour faire surgir son clown. Las! il faut toujours payer de sa personne. En livre de chair et à prix d'âme. Toujours.

Il ne saurait y avoir là de jugement moral. Généralement l'apprenti, venu là avec ses doutes et son narcissisme encore fiévreux de se connaître mieux, est prêt à tout accepter pour (se) trouver (son) clown. Celui qui sommeille au fond de chacun de nous.

Comment faire émerger son clown? Quelle technique? Etre ce personnage à part mais reconnu par tous, envers qui l'on ressent un vif intérêt expressément pour ce qu'il ne sait pas faire. Se faire voir et aimer là où il est faible. Montrer ses faiblesses, c'est d'abord accepter de se montrer tel qu'on est. Rechercher le fond de l'authenticité. Là réside la liberté: être soi-même, devenir son propre clown et pouvoir en rire.

Le clown que chacun porte en soi n'est pas toujours ni obligatoirement le résidu de sa part maudite, la quintessence de sa part mauvaise. Sauf que pour le faire jaillir, il faut toujours la traverser. Passer par là, à ses risques et périls! L'endroit où il faut aller n'est vraiment pas agréable. On préférerait rester à la surface... Il faut se faire violence pour aller là où ça se trouve, et se forcer à y rester assez pour débusquer son clown. C'est une contrée incroyablement inhospitalière. Dont la visite est obligatoire, on ne peut pas l'ignorer, se croire angélique et faire comme si on ne se savait pas tout au fond tant de vases! Et je dis vase pour rester poli! C'est obligé de visiter les pires champs de ruines pour arriver à l'impitoyable dénuement du clown.

Mais n'est-il pas là désormais aussi pour consoler? Parfois c'est l'ingénuité qui s'ouvre sur cette grande brèche. Parfois la férocité.

Attention, je ne dis pas que Brandon est féroce. Pas seulement. Juste quand ça lui est vital, comme tout le monde, mais certains de ses autoportraits en clown le sont. Exactement comme on dit sans morve ni mépris du loup qu'il est féroce: c'est sa nature.

Dans les quatuors de Brandon, est-il une seule de ses quatre déclinaisons qui ne passent par là ?

En peinture comme au cirque, la recherche de " son " clown consiste à se dépouiller de toute fioriture pour démasquer le " réel ". Et s'apercevoir, le plus souvent que le réel n'est lui aussi qu'un masque. Mais celui-là dénonce ce qu'il cherche à dissimuler! La Peur. La Terreur. L'immense, la gigantesque trouille de l'humanité.

Panique à tous les étages! Voilà ce qui reste quand on a tout ôté, tous les oripeaux, les filtres, les leurres, les conventions sociales et turlututu...

Rien que la trouille viscérale du mort qui grouille en soi. Et toutes les mauvaisetés qu'on est tous prêts à ériger pour s'en défendre.

Mépris, dédain, suffisance, superbe et arrogance que le moindre rond rouge au bout d'un nez sous un trop petit chapeau enfariné, ou crachant des jets d'eau..., déshabille tel un cri qui sidère, méduse et tétanise... Effets certes toujours à redouter de ces clowns en grand format! Prévoir le SAMU ou de jolies secouristes à la porte de la galerie où l'on expose Brandon! C'est qu'au moindre relâchement, à l'ébauche d'une once d'identification, tout bascule et vacille! Ensuite comment résister au malaise sinon carrément au syndrome de Stendhal! Le diable en soi s'éveille et va débusquer l'angélisme qui tapine au-dehors!

Oui, les clowns de Brandon, c'est le reflet de la guerre civile au-dedans de chacun de nous. Une guerre qui sévit en nous depuis qu'on a été obligé de grandir. On ne voulait pas, en même temps on voulait. Depuis ça n'a fait qu'empirer.

Alors cette bille de clown, aujourd'hui, c'est la revanche de l'égoïsme sur la générosité obligée, sur l'angélisme affiché du si gentil clown; si tendre avec les petits n'enfants... Pédophile! Oui... Ces tableaux de Brandon répondent à la question de Gilles Deleuze et en démontent le mécanisme: " quel est ce rien, cette fêlure de l'âge, cette petite différence de l'usure qui fait qu'un beau numéro de clown devient un spectacle lamentable ? "

Bouche démesurée, ouverte comme une plaie dessinée par la main d'un artisan sadique. Lèvres trop rouges pour contraster avec l'effrayante blancheur du reste du visage, il commencera sa carrière en semant la terreur chez les enfants. Puis nimbera ses cauchemars de cette angoisse dite de la castration, en jouant sur toutes les ambiguités sexuelles créées par ses cuisses aux sacs bouffants, ses paillettes de stars, son maquillage excessi£ ses vêtements interlopes...

Puis, comme on se fait à tout même au tragique, en grandissant l'enfant en redemandera. Au moins en sortant de l'arène du cirque, sait-il qu'il en a fini avec ce cauchemar-là. Restent les autres, toute la vie. Plus tard le clown lui servira de nounours, de madeleine. A les regretter presque, ces terreurs enfantines.

Auguste en clown blanc, élégant ou misérable, au second, troisième ou dernier état de peinture, la mort paraît toujours et récupère son dû. Sa mise !

Au delà du poème, qu'il crée avec son corps, son visage, son geste, le grand clown n'a pas droit à la parole. Exactement comme Brandon. D'un trait dans la lumière, il doit tout dire. Du rire aux larmes. De l'ironie au désespoir...

Pourtant... à l'origine du carnaval... on trouve les brandons...

Le premier dimanche de carême était aussi le jour des brandons. Rite pénitentiel, les brandons donnaient aussi lieu à des coutumes inspirées sans doute d'anciennes cérémonies paiennes se déroulant aux mêmes dates. On allumait les torches et l'on en frappait le pied des arbres dans l'espoir de chasser la vermine qui se réveille au printemps et d'obtenir de beaux fruits.

Ce rituel s'accompagnait souvent d'une incantation à Saint Christophe, de formules conjuratoires pour accompagner de mauvais esprits. Les brandons s'apparentent au bâton ou au balai qui chassent les puissances maléfiques ou tout simplement font fuir l'hiver, le balayent tout en ranimant les forces printanières.


Frédéric Brandon
Né le 19 janvier 1943 à Paris
Membre des jeunesses communistes à 14 ans.
Il les quittera à 18 ans et n'entrera jamais au PC.
AcadémieJullian en 1965, c'est là qu'il rencontre les peintres qui resteront ses amis: Le Cloarec, Sciora, Riberzani, Baldet et Bézard.
Ecole nationale Supérieure des Beaux-Arts à Paris de 1965 à 1968. Ne passera le diplôme qu'en 1969 en raison des " évènements " et sera reçu malgré l'opposition de son chef d'atelier, Chapelain-Midy.
Professeur de dessin au Iycée Lakanal de 1968 à 1970.
Expose sa série des " Vaches " au Salon de la Jeune Peinture et participe, en 1972, au " collectiff antifasciste " dont la nullité des travaux du point de vue pictural, et peut-être aussi du point de vue politique, ne lui échappe pas. S'installe en Normandie jusqu'en 1980 (exposition Galerie de l'Estuaire, Honfleur, en 1980). Depuis 1980, Frédéric Brandon vit et travaille à Paris, il expose régulièrement à la galerie Pascal Gabert depuis 1984 et participe à de nombreuses manifestations collectives. Le musée des Beaux-Arts de Chartres lui a consacré une exposition en 1998, reprise en 1999 par la Fondation d'Art Contemporain Daniel et Florence Guerlain.
Exposition en mars 2002 à la « Piscine » de Roubaix.

Sophie Chauveau
mis en ligne le 15/05/2002
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