version impression |
participez au Déb@t |
Entretien
« Une uvre dart na pas besoin de coûter des centaines de milliers de dollars pour être dart » ! |
|
TL.. Qui dirige le Conseil dAdministration dont vous êtes tributaire ?
BJ. Un président. Il se trouve quen Lorraine, cela a toujours été un politique, un membre du Conseil Régional en charge de la culture. Quant au conseil dadministration, il est composé de trois représentants : un représentant du Rectorat, un représentant de lassociation des amis du FRAC, un représentant du centre dart, un représentant des musées de Lorraine, un représentant de la Mairie de Metz, etc.
TL.. Juridiquement, cest donc le Conseil dAdministration qui prend les décisions.
BJ. On me le rappelle tous les jours.
TL.. Est-ce dire que vous navez pas les mains libres ?
BJ. Disons que le Conseil dAdministration, cest ma hiérarchie. Cest à moi dêtre suffisamment convaincante auprès delle pour faire comprendre et accepter les projets. Cest un travail de pédagogie auprès des élus et des décideurs de longue haleine afin de leur faire partager les enjeux qui nous animent, cest à-dire lart.
TL.. Une certaine mauvaise réputation des FRAC veut que les uvres achetées soient choisies au gré de luttes dinfluence, qui privilégient davantage les amitiés personnelles aux dépens, parfois, de la qualité des uvres. On parle souvent de népotisme. Sans langue de bois, pouvez -vous me dire concrètement comment sopère le choix dun FRAC ?
BJ. Les uvres sont dabord soumises à un comité technique.
TL.. Et qui nomme les membres du comité technique ?
BJ. Ils sont nommés sur proposition du directeur du FRAC au Conseil dAdministration.
TL.. Donc le comité technique, cest vous qui lavez choisi ?
BJ. Oui.
TL.. Ce qui signifie que vous avez un immense pouvoir dinfluence quant au choix des uvres ?
BJ. Ce nest pas toujours le cas. Certains membres du comité technique peuvent imposer leur personnalité, défendre leur réputation, donc leur choix. Il arrive parfois que mes propres choix soient refusés. Lachat dune uvre est le résultat dune lutte dinfluence où personne ne se fait de cadeau, ce qui est un bon entraînement pour convaincre ensuite le Conseil dAdministration.
TL.. Concrètement, imaginons que je vous propose dacheter un Jeff Koons à cinq cents milles euros, comment cela se passe ?
BJ. Je vous dis non demblée, car je nai pas les moyens. Je suis cantonnée à des uvres, soit dartistes émergents, des artistes jeunes, et je suis alors dans une logique de prise de risque, soit des uvres dartistes un peu plus âgés, qui ne sont pas, pour le moment, sur le devant de la scène, mais dont on attend quils y reviennent.
TL.. Vous navez pas les moyens dacheter une uvre majeure dun artiste majeur ?
BJ. Tout le budget y passerait.
TL.. Jai donc pris un mauvais exemple avec Jeff Koons. Prenons une uvre dune artiste telle que Sophie Calle. Comment cela se passe-t-il ?
BJ. Cette-fois-ci vous tombez à pic. À propos de Sophie Calle, jai une anecdote bien connue qui a créé beaucoup de remue-ménage, et qui pour moi cest soldée par pas mal de déconvenues. Javais choisi une uvre de Sophie Calle qui représentait un sexe masculin. Le choix de cette oeuvre a été guidé par mon itinéraire personnel et mes convictions profondes en matière dhistoire de lart. Je suis partie du principe que la nudité en art était surtout celle de la femme, et de surcroît retransmise par des artistes hommes, donc une nudité féminine passée au prisme du fantasme masculin. Je voulais que le contraire en art fût possible aussi : un sexe dhomme représenté par une femme. Manière de courtcircuiter la représentation machiste et unilatérale de la sexualité.
TL.. Vous vouliez acheter le pendant esthétique de « lOrigine du Monde » de Courbet ?
BJ. Voilà. Je propose donc de faire acheter une photo dun sexe masculin, uvre intitulée « Le divorce ».
TL.. Un sexe en érection ?
BJ. Un sexe au repos.
TL.. Un peu comme celui aperçu dans la photo bien connue de Mapplethorpe ?
BJ. Plus exactement, cétait un sexe masculin en train duriner. Sophie Calle avait demandé une dernière faveur à son compagnon avant de divorcer de lui : photographier son sexe en train duriner, vision du sexe comme symbolique de la rupture ou du désenchantement. La photo de sexe de Mapplethorpe, que vous évoquiez tout à lheure, demeure encore une vision masculine, celle dun homme, au demeurant homosexuel, mais dun homme tout de même. Je voulais, quant à moi, une authentique vision féminine du sexe masculin, une vision hétérosexuelle de surcroît. Pour moi, il ny a pas de quoi être choqué ! Le sexe de la femme vu par lhomme est passé dans les murs depuis longtemps. Mais non linverse. Cela me paraît être un archaïsme. Pourquoi ne pas donner droit de cité au sexe vu à travers les fantasmes féminins ? Le comité technique na pas voulu me suivre dans cette démarche. Sans opposer un veto absolu, celui-ci ma demandé de proposer toute seule luvre de Sophie Calle à lachat. Donc, je me présente seule devant le conseil dadministration, instance décisionnaire comme je vous lai dit. Cétait un challenge que de présenter la photo dun sexe masculin urinant face à un aréopage de notables de province plutôt de droite, qui comprenait de surcroît un élu du Front National. Résultat : tollé général.
TL.. Avouez : il y a un côté « provoc » de votre part !
BJ. Cest vrai. À lépoque, jétais encore très jeune. Je my suis pris dautant plus maladroitement que je nai pas assez insisté sur limportance de Sophie Calle comme artiste contemporain. Mais laffaire ne sest pas arrêtée là ! Le paradoxe est que luvre a été acceptée grâce à la voix du conseiller Front National, qui a voté pour, sans doute pour précipiter une politique du pire, voulant pointer du doigt les choix du FRAC face à la vindicte populaire ! Le Président du Conseil dAdministration, qui avait voté contre, sest donc retrouvé en minorité. Il sest levé et a donné solennellement sa démission : cétait lui ou moi ! Jétais désignée comme celle par qui le scandale arrive. Les jours suivants, un consensus dans la région sest élevé contre moi : ce nétait pas au Président de démissionner, mais à moi de quitter mon poste. Il y a eu presque un mois de négociation entre lÉtat et la région et le conflit sest résolu par un arbitrage à Paris au Ministère de la Culture, où toutes les autorités de la région se sont retrouvées. Le Délégué aux Arts Plastiques de lépoque, Jean-François de Canchy ma soutenue, et a affirmé quon ne pouvait procéder à un licenciement du fait dun choix artistique. Jétais donc confirmée dans mes fonctions contre lavis du Président du Conseil dAdministration. Mon honneur et mon poste étaient saufs. Jai néanmoins diplomatiquement cédé du terrain : jai prétendu que luvre de Sophie Calle avait été vendue entre-temps à un collectionneur, et que celle-ci nétait plus disponible. Lhonneur était sauf pour tout le monde. Au final, cest tout de même moi qui ai cédé.
TL.. Cela veut dire quun conseil dadministration, composé surtout délus politiques, dispose dune préséance sur le directeur dun FRAC en matière de compétence esthétique. Le politique lemporte sur le culturel. Cest grave ce que vous dites ?
BJ. Oui et non. Cest le rôle du directeur de FRAC de se montrer convaincant pour motiver le Conseil dAdministration, il doit dans la mesure du possible essayer déviter dentretenir des rapports de hiérarchie au profit de rapports de confiance mutuelle. Cela a été le cas avec ma seconde présidente, au demeurant la conseillère régionale chargée de la culture, qui ma toujours soutenue. Grâce à elle, jai pu acheter des pièces magnifiques, quon peut menvier, des pièces vraiment pas faciles à faire admettre. Maintenant, une nouvelle équipe politique est en place, nous navons pas eu encore loccasion de travailler ensemble.
TL.. Quelles sont les pièces importantes que vous avez achetées pour la collection du FRAC ?
BJ. Une pièce dAnn - Veronica Janssens, « Sous forme de brouillard », dont le principe et de diffuser de la fumée, et qui modifie du tout au tout latmosphère des lieux, un peu à la manière de James Turell avec sa diffusion de lumière.
TL.. Avez-vous payé cher cette pièce ?
BJ. Très peu cher. Quarante mille francs à lépoque. Aujourdhui une uvre similaire du même artiste sest vendue autour de quatre cent mille francs.
TL.. On peut dire que vous avez enrichi le Patrimoine National !
BJ. Je ne travaille pas dans cette perspective. Mon souhait est de faire admettre des uvres pertinentes.
|
Entretien de Béatrice Josse, Directrice du FRAC Lorraine, avec Thierry Laurent |
mis en ligne le 02/17/2004 |
Droits de reproduction et de diffusion réservés; © visuelimage.com - bee.come créations |
|
|
|