version impression |
participez au Déb@t |
Dossier Franta
Du fond de la nuit, témoigner de la splendeur du jour |
(suite) |
Il serait possible de reprendre la démonstration avec des tableaux représentant, non plus des «corps-lumières» mais des corps toujours nus - dont lapparence, en plein jour, les identifie aux couleurs de lenvironnement. Au milieu des années 80, Franta a rencontré une tribu Masaï vivant sur une terre aride. Il a vécu plusieurs jours avec elle, découvrant que « les corps de ces hommes ont presque la même couleur que la terre, car la poussière se colle à leur peau. Cette présence du corps dans la terre et de la terre sur le corps, est accentuée par les motifs quils peignent sur leurs jambes à laide dun mélange terreux. Leur carnation adopte alors la rougeur propre au sol kenyan, comme si ces corps surgissaient de la terre
» Ainsi sexpliquent au premier degré des oeuvres comme Couleur sable, Groupe brun (gouaches sur papier, 1985) ou la splendide huile sur toile Masaï (1985)
Franta ayant donné lui-même la clef, inutile dintroduire du conceptuel dans le sensible et de vouloir formaliser tout de suite le sens de ces plages de couleur.
De même que Van Gogh, par les seules couleurs, entendait représenter les « terribles passions humaines », cest bien uniquement par la couleur que Franta rend compte de lidentité Masaï. Je me suis un instant séparé de loeuvre, ayant voulu en reconstituer la genèse en recueillant le témoignage de lartiste, mais bien vite je suis ramené au contact de lobjet esthétique. Je passe du jugement déterminant au sens de Kant au jugement réfléchissant selon ce dernier : une réflexion qui adhère, qui se soumet à loeuvre et qui la laisse déposer son sens en moi.
Je considère maintenant ces tableaux comme des objets directement signifiants, et si jinvoque volontiers lauteur pour me rapprocher plus facilement du sens de loeuvre, cest que jidentifie cet auteur à son oeuvre. Si je minterroge sur la genèse de loeuvre, il sagit dauto-genèse : la comprendre nest pas découvrir ce qui la produit, mais comment elle se produit et se déploie elle-même. Cest que, chez Franta, loeuvre est toujours expression de son être. Il y a bien une nécessité en elle, mais tissée de sa propre liberté, et non dune nécessité extérieure qui la déterminerait à partir don ne sait où.
Dans latelier de Vence, Franta me montre un tableau sobrement intitulé Palmier, qui ne représente en effet quun palmier. Il fait partie dune série traitant ce thème de 1988 aux années 90. Il ne sagit pas dun palmier comme il y en a autour de lui. Je mavise à cet instant que latelier na pas de vue sur le splendide paysage niçois qui lenvironne : la lumière vient du plafond ; quand Franta travaille, cest exclusivement avec et dans sa peinture, sans possibilité de rien voir susceptible de len distraire. Non : ce palmier violemment travaillé en pleine pâte, rigoureusement dressé dans laxe central de la toile, aussi hiératique et digne que les corps noirs tels que la somptueuse Femme-plante de 1986, ce palmier est à nen pas douter africain. Jéprouve, avant dentendre un éventuel commentaire du peintre, le sentiment dune nécessité intérieure à loeuvre, que je ne puis nommer autrement quexistentielle.
Il y a dans ce palmier calciné et verdoyant à la fois, une force, une évidence telle quelle simpose comme une nécessité. Ce tableau de Franta, autant que beaucoup dautres nés de son pinceau, interdit les hypothèses sur ce quil pourrait être de différent, si bien que comprendre loeuvre, ici, cest constater quelle ne peut être autre que ce quelle est. Il ne sagit pas, en loccurrence, dune tautologie, car cette assurance ne me pénètre que dans la mesure où je suis pénétré par loeuvre. Et cest lintimité ainsi trouvée avec elle qui me donne la volonté de chercher son sens en elle, puisque la nécessité existentielle ne saurait être connue du dehors. Je léprouve en moi à la condition de mêtre ouvert à elle.
Il y a vraiment une nécessité de lobjet esthétique : mais il a fallu que je la reconnaisse en moi. La touche qui ordonne formes et couleurs de ce tableau est la même, aussi vive, rageuse même, pour traiter le palmier lui-même comme une personne debout que pour évoquer son environnement: ciel et terre. Cette dernière est bouleversée, carbonisée peut-être : les giclées de noirs, docres et de blancs respirent le drame et envahissent même la base de larbre. Mais lensemble saffirme comme complet, immuable, nobéissant quà sa propre loi : jai devant moi une idée incarnée.
Quelle idée ? Jen ai sans doute assez dit déjà pour quon lait devinée. Citons tout de même Franta, qui confirme lintuition saisissant mais à un autre niveau tout spectateur vraiment attentif : « Jai eu linspiration de cette toile, et de la série dont elle fait partie, en observant des kilomètres de paysages calcinés et brûlés par la dureté du climat lors dune traversée du nord de lAfrique en autocar. Ces palmiers sont très différents de ceux que nous pouvons voir sur notre continent, et qui sont entretenus par toutes sortes dengrais. Ils contiennent en eux une volonté de survie incessante, et dégagent une énergie et une force vitale. Ils luttent face à une condition de vie très dure, où la pauvreté de la terre les oblige à résister en permanence contre la mort. »
Cette idée incarnée, je lavais découverte parce que lobjet esthétique est éloquent sans être jamais descriptif, et quil est profond dans la mesure où il moblige à me transformer pour le saisir. La profondeur du palmier de Franta est corrélative à la mienne, et cette corrélation est un aspect essentiel de lexpérience esthétique : par elle, le sens immanent mest clairement apparu.
|
|
LA NÉCESSITÉ DE LA PARTICIPATION
Revenons au triptyque Pour le souvenir Témoin de 1994 dont le peintre a fait réaliser une réplique photographique sur toile dune grande fidélité, que lon peut voir dans son atelier. Il sagit dune des oeuvres les plus importantes de Franta, sans doute son chef-doeuvre. Les conservateurs du musée de Nagoya ne sy sont pas trompés, qui lont mis en valeur dans un vaste espace, non loin dun tableau dAnselm Kiefer, autre grand peintre expressionniste contemporain, lui aussi obsédé par les événements de la Deuxième Guerre mondiale.
Les japonais voient dans Pour le souvenir
une allégorie dHiroshima, ce qui est compréhensible, mais il sagit en fait du « souvenir » du camp de Teresin construit par les nazis en Tchécoslovaquie; le «témoin», au centre de la composition est un visage caché par des mains superposées, qui ne voit donc pas les cadavres entassés dans les charniers qui lenvironnent. La mère de Franta a été internée à Teresin, et cest là que le poète français Robert Desnos est mort, en 1945, peu après avoir écrit ceci : «
du fond de la nuit, nous témoignons encore de la splendeur du jour et de tous ses présents. Si nous ne dormons pas cest pour guetter laurore qui prouvera quenfin nous vivons au présent ». Il sagit ici de mémoire individuelle autant que de mémoire collective, et il sagit de la relation de la peinture au temps. Franta peint au présent un passé qui ne sefface pas.
Ce dont il est question est une horreur indicible : je le vois bien, et pourtant jéprouve dabord devant ce triptyque le sentiment de la beauté. Est-il possible dexpliquer comment le peintre a pu exprimer à la fois le fond de la nuit et la splendeur du jour ? Me revient en mémoire le fait que Franta sétait lié damitié, dans les années 60, avec son voisin dAntibes lécrivain Graham Green qui sintéressait beaucoup à la façon dont le jeune peintre tchèque peignait des corps torturés, écrasés, parfois réduits à des masses indistinctes de chairs sanguinolentes (comme dans Ascension de 1969 par exemple, aujourdhui au Musée dArt Moderne de Prague). Green fit un jour le rapprochement avec les crucifixions de son compatriote Francis Bacon, peu connu alors en France, dont Franta navait encore vu aucun tableau. Green était conscient de ce que les manières de peindre des deux artistes étaient très différentes, mais la similitude de leurs thèmes lui paraissait frappante : il offrit un livre sur Bacon à Franta qui, jimagine, se jeta dessus (il la précieusement conservé, et le consulte aujourdhui encore).
Au-delà du thème de la chair souffrante, une parenté réelle semble en effet relier Franta à Bacon : tout se passe comme sils sinspiraient tous deux de lidée de la beauté selon Baudelaire, appliquée par Michel Leiris à loeuvre du peintre anglais. Pour Baudelaire, écrit Leiris, « lidée courante dune beauté reposant sur un mélange statique de contraires se trouve implicitement dépassée : puisquil est nécessaire quelle contienne un élément moteur de premier péché, ce qui constitue la beauté, ce nest pas la seule mise en contact déléments opposés, mais leur antagonisme même, la manière tout active dont lun tend à faire irruption dans lautre, à sy marquer comme une blessure, une déprédation.» Cest avec cette clef que Leiris lit les tableaux de jeunesse de Bacon, ceux en particulier qui sinspirent en 1944 dune phrase dEschyle où « sourit la puanteur du sang humain», avant même la libération des camps de la mort.
|
mis en ligne le 30/07/2007 |
Droits de reproduction et de diffusion réservés; © visuelimage.com - bee.come créations |
|
Dossier
Franta
|
|