PREMIÈRE PARTIE:
LE BAISER DU PHILISTIN
Monsieur le Philistin,
Par la présente, jai lhonneur de vous demander de subvenir à mes besoins jusquà la fin de mes jours. En échange de quoi, je mengage à ne rien créer, ni produire, que cela soit objet ou concept, ni même à oeuvrer dans le domaine social, encore moins à proposer ma vie en exemple.
Ce faisant, je deviendrai lArtiste Moderne Accompli, laboutissement de cette aventure qui débuta entre vous, Monsieur le Philistin et moi lArtiste, il y a plus dun siècle déjà, et dure encore de nos jours. Jadmets, après avoir passé tout ce temps à vous fuir, être épuisé. Dans cette course qui ma semblé, un temps, pouvoir durer indéfiniment, il ma fallu, pour calmer votre empressement à mon égard, vous abandonner dabord mon métier que javais mis des siècles à acquérir ; me défaire, pour fabriquer vos chromos, de la couleur et de la forme que jaimais tant ; de loeuvre et du talent enfin pour combler vos loisirs. Jai dû aller jusquà mamputer de toute créativité pour en nourrir les appétits de vos « créatifs ». Jen suis arrivé, pour garder ma liberté à mauto-mutiler ! Je nen peux plus. Je suis au bord de la folie.
Je vous demande solennellement de me délivrer de toute obligation de produire, et, ainsi, de révéler enfin le rôle qui fût le mien dans cette affaire. Celui dincarner pour nos contemporains, la Liberté, la Gratuité, lAuthenticité, autant dire des valeurs qui vous sont à jamais étrangères. En faisant métier de refuser les principes de votre raison utilitaire, joffrais à tous les gens, déjà soumis aux impératifs de production et de consommation, un espace symbolique où ces valeurs étaient à labri de vos convoitises. Car le jour où le roi cessa dincarner le souverain et détablir le lien entre haut-delà et ici-bas, ce fut ma tâche, dans une sorte de théologie négative, dincarner lAutre, on pouvait me distinguer, en creux, au centre du contrat social lorsque Dieu en fut expulsé.
Cette lutte, entre vous et moi, agissait dans les reins de chaque artiste. Elle seule, savait encore générer le Tragique, en témoigne les chefs doeuvres que vous conservez dans vos musées comme autant de trophées de chasse. De Van Gogh à Journiac en passant par Rothko, Klein ou Gasiorowski, tous les véritables artistes ont représenté pour chaque personne en particulier ce combat entre votre raison utilitaire et tout ce qui nest pas elle (que certains le nomment sacré, transcendant, ou négatif nimporte pas ici). Ils étaient les officiants dun rite laïc, lArt, qui actualisait notre viscéral antagonisme, génération après génération.
Pourquoi, alors, prendrait-il fin ?
Je vous lai dit, je suis vidé. Depuis trente ans maintenant je ne fais que me survivre. Dailleurs que le jeune Debord quitte le champ symbolique, notre champ de bataille pourtant bien réel, pour le champ social, sonnait comme un avertissement. Je nai pas voulu ladmettre à cette époque mais aujourdhui où vous en êtes à interpréter mon rôle pour mieux cacher ma défaite, je préfère en finir.
Je vous propose cet accord comme un baroud dhonneur, dans le même mouvement qui me fera incarner lArtiste Moderne Accompli, celui qui ne vous laissera pas même une trace en pâture, vous mannihilerez de votre baiser assassin. La boucle est bouclée. Fin de la tragédie.
Veuillez agréer, Monsieur le Philistin, mes plus plates salutations.
DEUXIÈME PARTIE:
«JE SUIS ARTISTE PARCE QUE JE NE SUIS PAS
»
Précisons les rôles.
Le Philistin : Très bien défini par Hannah Arendt dans le texte «la crise de la culture». Il est ce personnage historique du XIX éme siècle qui utilise lart «comme
une arme
pour parvenir socialement et séduquer en sortant des basses régions où lon supposa le réel situé, jusquaux régions évoluées de lirréel, où lEsprit et la Beauté étaient, supposait-on, chez eux. Cette fuite loin de la réalité par les moyens de lart et de la culture est importante, non seulement parce quelle donne à la physionomie du Philistin cultivé ou éduqué ses traits les plus caractéristiques mais parce que ce fut probablement le facteur décisif dans la révolte des artistes contre leurs nouveaux patrons». Il sagit donc de ce personnage historique caractérisé avec lequel les artistes ont eu à faire, cet homme entreprenant et dynamique, pas nécessairement conformiste, qui inventa léconomie politique dont le postulat principal est : à partir dun homme amoral, rationnellement soucieux de ses intérêts égoïste, on peut légitimement penser construire une société juste, humaine et bénéfique pour le plus grand nombre.
Le Philistin, dont la figure est mouvante au cours du siècle, (marchand dart, critique, musée
), représentera pour moi, bien au delà des caractères habituellement associés au philistinisme, la Raison Utilitaire, qui fonde notre société. Cette société, il ne faut pas loublier, basée sur le droit et la pénicilline. (voir Alain Caillé : Critique de la Raison Utilitaire).
LArtiste : La figure de lartiste peintre qui apparaît clairement, fin du XVIII ème siècle, avec lacadémie Royale, en opposition au peintre des corporations, évolua jusquà nos jours (la vocation, la bohème, lartiste maudit, lavant garde
etc. voir la sociologue Nathalie Heinich « être artiste »). Mais pour le situer paraphrasons Marcel Gauchet parlant du Christ : «Lartiste nest pas expressif seulement par les oeuvres quil a délivrées, il lest bien plus encore par la place que, de fait, il occupe par rapport à lorganisation du monde en lequel il intervient». (le « désenchantement du Monde » de lAnthropologue Marcel Gauchet)
Le regardeur : nous mêmes qui naviguons entre le Philistin et Lartiste.
Lensemble : Le champs symbolique dont «le monde de lart» est une partie et, où chaque oeuvre est une représentation de ce dialogue conflictuel, datée et signée.
Pierre Francastel dit à propos de Vasari : «les changements profonds de compréhension sont aussi rare dans la vie des sociétés que dans celle des individus. Il faut du temps pour édifier un système, et ce système nest complet quau moment même où il cesse dêtre valable, de produire ses dernières conséquences». Voilà pourquoi, la figure abstraite de lArtiste Moderne Accompli en tant quultime conséquence de laventure de lart moderne permet, en tous cas propose, un regard rétroactif. On me pardonnera ici davancer caché derrière les mots de grands esprits mais je néchappe, je le concède volontiers, à aucun des défauts de lautodidacte.
Le paradigme de lecture de lhistoire de lart moderne quimplique ce modèle opère le même retournement par rapport au paradigme courant que celui de Darwin par rapport au Lamarckisme. Je rappelle que, devant la même collection de phénomènes, tous deux étaient convaincus de lévolution des espèces, Lamarck pensait que lévidence était ce qui était fixe, en loccurrence, lespèce, et cherchait donc par quel moyen elle pouvait évoluer (cest la thèse de laccumulation des caractères acquis) alors que Darwin, et cest une révolution conceptuelle, partit de lévidence inverse. Pour lui ce qui était sûr était le changement (il ny a que des individus qui dérivent naturellement de génération en génération) et restait à comprendre et à démontrer ce qui réduit cette dérive, ce qui fixe la forme au point de faire apparaître comme une évidence le concept abstrait despèce. Il découvrit alors le rôle de la sélection naturelle.
Le paradigme officiel du monde de lart est : lartiste est un découvreur, un conquérant de la liberté, il permet à lart, grâce à linvention de langages nouveaux, dintégrer des pans entiers de réalités. Le territoire de lart sétend
le concept dart est dune élasticité formidable
LArtiste va de lavant et la société, du grand public au philistin est à la traîne, peine à le suivre.
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