Le paradigme induit par lArtiste Moderne Accompli :
LArtiste vise à camper une position fixe par rapport à la société (ceci en accord avec lethnologie). Il représente la négativité, le transcendant, lau-delà du contrat social utilitaire (que cela soit Dieu, le champ inconnu de linconscient, lavenir radieux, le merveilleux, lexagéré
) et, cest bien le mouvement du Philistin vers lArtiste, mouvement dassimilation des territoires nouvellement découverts par celui ci qui le contraint, sil veut garder sa position vis à vis du corps social, à une fuite en avant. Assimilation qui advient non par un conformisme du grand nombre mais au contraire par lacceptation par une élite. Loin de toute ringardisation du Philistin, on peut dire que cette acceptation anti-conformiste lui est utile à se constituer en tant quélite (élite légitimement représentative, je nen doute pas, des valeurs de notre société). Ce qua bien perçu lArtiste moderne qui est à la fois, dépositaire des valeurs non utilitaires et dépendant du Philistin. Cest ce paradoxe qui est le moteur du modernisme en art. Cest cet intime déchirement, à chaque génération renouvelé, que les artistes vont représenter et dont les oeuvres sont des témoignages.
«Dans « mille plateaux », Deleuze dit de manière très impressionnante que même les animaux qui senfuient font certaines conquêtes, que même la fuite, par conséquent, est créatrice despaces ; il ajoute que, ce faisant, lanimal sappuie sur son « milieu intérieur » comme sur des béquilles fragiles ». Peter Sloterdijk.
Le premier parti que lon peut tirer de ce modèle est de dissiper lambiance anxiogène des visites de musée dart moderne et contemporain. Angoisse due au hiatus entre les oeuvres rencontrées et le discours censé en permettre lapproche. (Médiateur en art contemporain est un métier). Le regardeur, face à une oeuvre de Bram Van Velde par exemple, se verra conseillé dy apprécier la découverte, à tâtons, dun langage pictural singulier, la tentative dexprimer le plus immédiatement possible lémotion
ou encore la force de la transgression que contient cette toile (la transgression allant de soi, nul besoin de se demander pourquoi elle est nécessaire). Langoisse est si inconfortable que le regardeur finit par en sortir dun « le roi est nu, cest nimporte quoi » auquel répond un « ty connais rien, cest pas pour toi ».
Or que dit lartiste à travers cette oeuvre ?
« Voilà, je ne peux plus mexprimer par la belle peinture, le Philistin la tant aimée quil lutilise pour décorer ses sous-préfectures, ni par les accords de couleurs, il sen sert pour faire des rideaux et du papier peint, ni par la forme géométrique, il en tire de forts jolis meubles, ni par le dessin dont il « design » ses robots mixers ! Voilà ! voilà ce quil me reste, et ce que vous avez sous les yeux est ma tentative dexister en tant quartiste. Et, à ce moment, loin du discours explicatif ad hoc,(auquel joppose un contexte explicatif général et non une illusoire immédiateté spontanée) le regardeur peut se laisser envahir par lémotion, émotion qui tient de la tragédie grecque et du rite sacrificiel. Effectivement le roi est nu, ou pour mieux dire lartiste se dénude mais cela a un sens. En quoi, malgré cette course vers le vide suis-je encore un artiste ? (la fameuse photo de Mark Rothko méditant en face dune de ses oeuvres).
Le modèle de lArtiste Moderne Accompli installe une toile de fond où chaque artiste vient donner, selon sa personnalité, sa représentation ; il donne un langage commun aux regardeurs, un critère évaluatif (pour moi essentiel mais non exclusif) pour lensemble de lart moderne qui, bien quétant précis ne hiérarchise pas les oeuvres, les artistes, les écoles. Un tel peut être plus sensible au drame de lartiste par lintermédiaire de laustérité minimaliste, tel autre par le bouillonnement de laction-painting. Les regardeurs peuvent, en tous cas, en discuter sans se jeter des «réactionnaires fascistes» et des « petit con snobinard» à la gueule. Il est évident que, plus on remonte dans le temps moins ce critère paraît flagrant. Pourtant le passage, pointé par Nathalie Heinich, dès la période impressionniste, du jugement sur les oeuvres à celui sur loeuvre entière de lartiste (la signature), sinscrit dans cette direction, vers la question : quelle est la place de lartiste ?
Par le respect de lauthenticité de lartiste et la place première quil accorde aux oeuvres, le modèle de lArtiste Moderne Accompli ne peut évidemment pas être sorti de la tête dun critique dart contemporain qui, pour appuyer sa position de médiateur, a besoin de postuler un relativisme fort, voire absolu, entre chaque artiste, dont il aura la charge dêtre le traducteur (traduttore, traditore).
Il faut avoir, soi même, dû se débrouiller avec le sentiment impératif de vouloir être un artiste et limpossibilité, tout aussi impérative si lon veut être authentique, dutiliser des images (au sens large) rendues inaptes à émouvoir par leur utilisation dans le domaine utilitaire (design, mass média, art républicain officiel « Liberté, transgression, subvention ») pour découvrir rétroactivement le drame qui sest joué dans le champ symbolique, dans le dernier siècle. Lultime ready-made (on verra de quoi il est constitué exactement à la fin de ce texte), est bien une oeuvre de peintre, (dailleurs les premières douleurs ont étés plastiques) ; il donne à voir : son matériau est lhistoire de lart, les oeuvres, les artistes (qui parlait de post-production ?). Grâce à son éclairage inédit, cest le banal ou ce qui lest devenu, ce quon croit connaître mais quon ne regarde plus, qui est transfiguré, qui retrouve son pouvoir démouvoir.
Je ne suis ni historien, ni sociologue, ni philosophe. Je voudrais tout de même sur quelques points tenter de montrer la cohérence de ma vision.
Ainsi à propos des rapports entre limpressionnisme et la technique, à insister sur le rôle bénéfique de la photographie, de la peinture en tube, des découvertes de Chevreul dans linvention dun langage pictural propre à traduire la nouveauté du monde moderne, on perd de vue le fait principal qui est que limpressionniste tente de fuir ce type dhomme qui invente ces techniques et qui transforme lart et la culture en capital symbolique ou en valeurs utilitaires, décoratives. Et sil y parvient momentanément cest au prix de la perte du métier.
Nicolas Wacker, grand maître de la technique picturale dira deux quils en connaissaient moins quun peintre en bâtiment de leur époque (jusque là lartiste peintre sattachait à raccourcir les temps de séchage tout en se méfiant grandement de lhuile quil savait instable. Les impressionnistes vont eux, « ouvrir » ce temps de séchage en nutilisant que de lhuile au mépris de la stabilité dans le temps de la peinture). Même si on peut replacer cette perte dans un continuum historique comme la suite logique de la revendication de la peinture à un statut dart « libéral » (en opposition à mécanique), le caractère définitif de cette perte peut être considéré comme le fait inaugural de lart moderne. Suivra la perte pour lartiste de tous ses attributs, jusquau body-art.
Voilà un autre exemple du renversement doptique ou renversement de polarité quopère le modèle de lArtiste Moderne Accompli ; Picasso génie créateur par excellence, fécond, innovant
fait entrer « lart nègre » dans le domaine de lart. On peut le voir comme un enrichissement, comme un élargissement, mais il me semble plus juste dinsister sur le fait que le principal soucis était de retrouver létat desprit des créateurs de ces masques, la force et la magie dont ils ne sont que des témoins. Là encore cest une façon de mettre de la distance entre lartiste et le philistin (distance que, plus tard, le land-art reprendra au sens propre).
Quant au surréalisme qui, lui, étend le domaine de lart à linconscient, jy vois surtout André Breton qui, en excluant du groupe surréaliste ceux qui se laissaient aller à la trivialité, sattachait à modeler la figure de lArtiste, quil voulait désincarnée, sorte de médium avec un monde inconnu. «La peste soit de sa faim malencontreuse et de cet absurde bouillon » (le surréalisme et la peinture. A. Breton). Même si, en anticlérical convaincu, il projette ce monde dans len deçà plutôt que dans lau-delà, son Artiste a des allures christiques (comme Van Gogh dailleurs qui lui aussi sacrifie son corps pour « être » artiste). Que ce soit Malevitch, Kandinsky ou Mondrian, on peut toujours souligner que la « silhouette » de lartiste est découpée en négatif. « Je suis artiste parce que je ne suis pas
». La pureté, limmédiateté, (la mésaventure de Malevitch avec la révolution prolétarienne le montre) était dabord une u-topie, un lieu où les artistes se sentaient protégés de la trivialité de leur époque. Et cest avec cet éclairage en « lumière noire » que leurs oeuvres peuvent être non seulement historiquement intéressantes mais aussi, actuelles et émouvantes.
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