Passons au rôle du discours critique dans cette aventure, là aussi en prenant appui sur les oeuvres. Son rôle est dassimiler loeuvre, datténuer le vertige que procure la confrontation à une oeuvre originale, de le combler de mots et de concepts pour glacer lémotion. Prenons par exemple, loeuvre de Gina Pane, le discours critique la dénature à coups darguments positivistes tel que «expérimentation », « vise à révéler », « potentialité » laissant entendre quà limage de la science cumulative, lart est «découverte». Par la souffrance Gina Pane «explorerait lultime continent encore inconnu ». On transforme ainsi lart en un instrument de savoir. (ce que Hannah Arendt dénonçait comme étant la manière typique du Philistin dutiliser lart de manière inappropriée ; autant que dutiliser un tableau pour boucher une fenêtre). Alors que la symbolique de loeuvre de Gina Pane, si on veut bien la replacer dans la perspective du dépouillement de lartiste, na plus tant besoin de commentaire. «Un tableau doit pouvoir sortir sans sa bonne» disait Degas. Ce discours, qui arrivait une génération après loeuvre au début de laventure, y est, dès les années 60, directement incorporé. On peut voir par exemple un critique comme Restany travailler par dessus lépaule de lartiste à rendre son oeuvre inopérante. Car que valent ces niaiseries dépoque sur lart qui entre dans la vie quotidienne pour se laisser prendre par «les tables» ces tableaux pièges de Spoerri. Il suffit pour cela de recevoir loeuvre telle quelle est, sans même la connotation biblique de la Cène, cest à dire la trace abandonnée au Philistin de la présence dartistes dans ce monde (nous revoilà avec la place de lartiste). Que Spoerri soit apparemment intoxiqué par lidéologie de son époque au point de parler de ses tableaux dans les termes même du critique ne me gêne pas. Cest justement le propre dune oeuvre dart de transcender lintentionnalité de son auteur «les artistes en tant que médium ne savent pas ce quils font » Marcel Duchamp. Donc, sil y a bien une avant-garde quelque part, cest le critique qui est lavant-garde de la Raison Utilitaire. Aujourdhui cest plus simple : le discours critique est directement enseigné au futurs artistes, précédant et pré-formatant leurs esprits. Ces derniers génèrent du discours sous forme doeuvre alors que lUltime Ready-made est une oeuvre sous forme de discours.
Venons en à ce moment historique nommé la fin des avant-gardes ou début du post-modernisme. Moment qui sétend sur les décennies 60 et 70. Moment décrit par Alain Caillé comme étant la généralisation et leuphémisation de lutilitarisme, moment où une «vision du monde sest objectivée » dans les termes de Debord. Moment où la Raison Utilitaire triomphante sempare à loccasion du tremblement de terre quest Mai 68 de ce qui, jusque là, était hors du champ de lutilitarisme, de ce qui nétait pas modélisé comme un attribut de lhomme rationnellement égoïste postulé par léconomie politique. Celle-ci va tenir compte, maintenant, après ce réajustement de plaques tectoniques, de la sexualité de lhomo oeconomicus : il se devra davoir une vie sexuelle épanouie, une identité sexuelle reconnue en droit quittant le domaine privé pour intégrer le domaine social. Elle tiendra compte de son altruisme, rationnellement égoïste : cest le début de lindustrie humanitaire, de sa curiosité avec lexplosion de lindustrie du tourisme, de son plaisir enfin avec lavènement de lindustrie des loisirs. Notons au passage que la philosophie esthétique arrive à point nommé pour théoriser « une conduite esthétique » (J.M. Schaeffer) apte à être calée au micron près dans les modèles mathématico-sociologiques des marchands.
Il me semble important ici de parler de Guy Debord et des situationnistes. Remarquons en premier lieu que ceux qui, dans le monde de lart, aiment tant à citer Debord, maintenant quil est mort, ne sarrêtent quau détournement, dérive, situations construites, en fait à toutes ces propositions qui ont servi de passerelles entre les artistes quétaient les situs à la fin des années 50 et les agitateurs politiques quils étaient devenus en 67 au moment du scandale de Strasbourg. Ensuite, il faut bien comprendre que «la Société du spectacle» nest pas une étude sociologique, et quune phrase comme «le spectacle comme inversion concrète de la vie est le mouvement autonome du non-vivant » na aucun intérêt pour le sociologue. Cétait une théorie révolutionnaire et, en tant que telle, navait dautre but que de doter le révolté dun outil conceptuel. Il faut donc être ou avoir été viscéralement révolté pour en goûter la saveur. Quant à moi, la rencontre avec les situs quand jétais encore adolescent et bien que la révolution ne fut déjà plus de mode, a littéralement déterminé ma vie dadulte. Ce qui ne mempêche pas de la considérer aujourdhui comme fausse.
« Tout ce qui était directement vécu sest éloigné dans une représentation ».
« Le spectacle nest pas un ensemble dimages mais un rapport social médiatisé par des images ».
« Les images se sont détachées de chaque aspect de la vie dans un cours commun où lunité de cette vie ne peut être rétablie ».
Ces trois thèses sont les piliers de la théorie de Debord. On y voit que cest au nom de rapports sociaux directement vécus quil soppose au monde moderne et quil y voit sa spécificité dans la production dun système dimages.
Or, il ny a jamais eu et il ny aura jamais de rapports sociaux directement vécus, ils le sont toujours par lintermédiaire dun système symbolique (que Debord, après Marx et Feuerbach, considère comme lillusion même). Le monde moderne nest en rien particulier parce quil crée un système dimages. Plus encore, les systèmes symboliques ne sont pas que le reflet passif des rapports sociaux mais interagissent avec eux pour produire des réalités nouvelles. Cest à cet endroit que se situe le travail du négatif, dans le décalage entre le champ symbolique et le champ social (paradoxalement 68 auquel les situs ont largement contribué était le dernier ajustement entre ces deux champs pour que le monde moderne deviennent cette tautologie «tout ce qui est bon apparaît, tout ce qui apparaît est bon »). Ainsi, pour exagérer le trait, les fameux théologiens qui disputaient du sexe des anges, alors que les barbares campaient aux portes de la ville, étaient bien, comme les soldats qui la défendaient, en train de façonner la réalité. En modifiant, précisant, structurant le système symbolique chrétien, ils agissaient, même indirectement, sur les futurs rapports sociaux des chrétiens. Ernst Gombrich navait donc pas à avoir honte devant ses collègues scientifiques de ces discussions interminables sur la signification de «fountain » de Marcel Duchamp. A nier que le travail du négatif se tient sur un axe vertical dans une stricte contemporanéité entre le champ symbolique, celui de lartiste (entre autre) et le champ social, Debord est obligé de le situer sur un axe horizontal, dans lavenir et de la faire sincarner dans une classe sociale (la classe ouvrière pour Marx, les cadres moyens, pauvres parmi les pauvres, pour Debord). Il est certes plus valorisant dêtre lincarnation de lEsprit Hégélien que daccepter de sêtre laissé, tout simplement, envahir par des rêves dépiciers. Car quelle est la spécificité de la société moderne démocratique ? Cest premièrement que le contrat social y est misérablement utilitaire, ceci implique donc une division du travail toujours plus poussée dune part et dautre part, lextension de la sphère sociale au moindre geste de la vie ; deuxièmement, que le système symbolique est, lui aussi, entièrement colonisé par la Raison Utilitaire par lintermédiaire de tous ses « créatifs » reléguant lArtiste, dépositaire des valeurs non-utilitaires dans une réserve isolée, loin de tout, nommée « monde de lart » voire après Mai 68 « le monde merveilleux de lart » dont le palais de Tokyo est un des parcs à thème les plus réussis.
Il faut placer la scène de lArtiste, nayant plus les moyens de camper sa position, se rendant au Philistin, à ce moment historique. Cette scène a pour but de synthétiser ce qui sest réellement passé de manière diffuse. Aussi, les artistes après avoir, par habitude, continué de lancer des ismes et néo-ismes à vitesse redoublée, ont pris conscience dune rupture. Et du registre tragique, sont passés à la comédie douce amère. Ainsi Jeff Koons fait un dernier pied de nez au Philistin en lobligeant à décorer son loft New-Yorkais daffreux cockers kitch, Maurizio Cattelan samuse à mettre le critique en devoir de discourir sur un cheval empaillé pendu au plafond qui vaut un demi million de dollars, Gonzales-Torres, lui, renvoie avec une dédaigneuse élégance sa victoire au Philistin avec cette oeuvre constituée de bonbons que le regardeur est autorisé à manger. On sait que Hannah Arendt différenciait justement loeuvre dart, du loisir par le fait que ce dernier se consomme. Ce qui est remarquable ensuite, cest le foisonnement exubérant auquel on assiste. Ceci remettrait-il en jeu la validité de mon modèle ?
Bien au contraire, les artistes, dit post-modernes, se comportent assez typiquement comme de nouveaux retraités : les uns sont saisis par le spleen et vaquent mollement à leurs occupations quotidiennes (laissant au critique la charge dy introduire du second degré).
Ils font du thé pour les copains |
Nikrit Tiravanija |
Ils font la vaisselle |
Ben Kinmont |
Ils se marient, ils divorcent |
Alix Lambert |
Ils sangoissent et refont le ménage |
Christine Hill |
Ils regardent les ouvriers travailler |
Pierre Huygue |
Ils font un tour de bagnole |
Jason Rhoades |
Quand dautres, débarrassés enfin de la tache ingrate de figurer lArtiste, redoublent de dynamisme, de créativité. Ne simposant plus linterdit dêtre utiles ou dutiliser des chromos, ils se ruent avec boulimie dans lactivité. Le « monde merveilleux de lart » dégage ce parfum denthousiasme un peu vain que lon retrouve dans les ateliers de peinture du troisième age. Je ne remets pas en cause ici le talent des artistes, ni celui des créatifs dailleurs, mais leur rôle, la place quil leur est assignée.
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