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Dossier Véronique Sablery :
La pesanteur. L'apesanteur (1994) |
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par Jean-Luc Chalumeau |
Comment exprimer, au début du XVe siècle, la présence matérielle de la Vierge Marie dans toute sa gloire, mais résidant cependant encore au Ciel, devant un donateur en adoration qui, lui, est bien sur terre ? Le Maître de Flémalle résout le problème en recourant à ce que Panofsky appelle une « concrétisation déplacée ». Le trône de Marie nest pas un corps céleste : il apparaît comme lourd et tangible au contraire, et les draperies pendent tout naturellement dans le vide en raison de labsence de sol. Mais le dispositif reste mystérieusement en lévitation au dessus du donateur : « les lois de la nature sont tout à la fois miraculeusement suspendues et consciemment respectées. »
Pesanteur-Apesanteur : cest encore la contradiction à laquelle saffrontera sa vie durant Le Tintoret. Comment décrire, au milieu du XVIe siècle, un envoyé du Ciel dans « la ténébreuse plénitude de la chair », demandait Jean-Paul Sartre en décrivant Jacopo Robusti comme un obsédé de la pesanteur. Il peint linertie du corps de Saint Marc en train de sauver lesclave (Musée de lAcadémie, Venise) car il a deviné que cest cette même inertie qui fait sa force. Nulle intention sacrilège chez lui, mais un travail de peinture sur la chute et lombre : « deux moyens de nous restituer la pesanteur dans toute sa passivité ». Nulle volonté non plus de dire que « tout est matière » (le saint demeure au ciel et ne sécrase point sur la foule stupéfaite qui assiste au miracle de la délivrance de lesclave), mais peut-être que, pour nous atteindre dans labîme où nous sommes, « les Messages de lEsprit, au risque de perdre en route leur vrai sens et darriver indéchiffrables, doivent nécessairement se matérialiser ». (Jean-Paul Sartre, Saint Marc et son double, revue Obliques, 1er trimestre 1981, p. 177).
Bref, depuis toujours les peintres ont dû inventer des solutions plastiques pour exprimer la dualité entre pesanteur et apesanteur, ce qui peut être traduit en termes théologiques, par lopposition entre la Pesanteur et la Grâce (titre dun livre célèbre de la philosophe-ouvrière Simone Weil qui a beaucoup marqué Véronique Sablery).
À son tour, à lextrême fin du XXe siècle qui a vu se succéder un nombre incroyable de remises en question artistiques dites avant-gardes, Sablery sinspire dun thème parmi les plus traditionnels de liconographie religieuse occidentale, celui de Sainte Marie-Madeleine, pour aborder la question de la pesanteur loi de notre monde et de ce qui lui échappe.
Elle le reprend naturellement sans rien renier de ce qui constitue lart de son temps, dont on sait quil a brisé les barrières entre les différentes formes dexpression (la peinture ne revendique plus guère sa spécificité vis à vis de la sculpture, par exemple, et réciproquement
).
Nulle tentation illustrative chez Véronique Sablery, mais une réflexion extrêmement élaborée à partir dun thème : si la destinée de Marie-Madeleine représente un exemple parfait du passage de la condition charnelle à lélévation spirituelle à travers une conversion, comment traduire plastiquement cet itinéraire dexception, non pas directement, mais en sattachant au mouvement qui lanime ?
À lartothèque de Caen, sous le beau titre de « La Peau du Ciel », lartiste a adopté une double démarche, métaphorique et métonymique. Métaphorique premièrement : Véronique Sablery rassemble de simples photos noir et blanc de nuages, cest-à-dire des images de volumes de vapeur deau en suspension échappant à la pesanteur. Les nuages sont ainsi la métaphore de lélan qui pousse lêtre au-delà de lui-même. Métonymique secondement : Véronique Sablery ne retient du document photographique quune partie caractéristique : la surface émulsionnée et impressionnée (une « peau » très fragile quil importe de préserver).
Vient alors un deuxième temps, lintégration de lapesanteur à la pesanteur. La surface émulsionnée est placée entre deux plaques de verre : elle y gagne linaltérabilité mais il ne faut pas quelle perde pour autant sa connotation immatérielle. Le problème est résolu par la mise en suspension des pièces de verre dans lespace dexposition, attachées par des cordelettes et complétées par des variations sur le même thème (photogra- phies retravaillées et placées sous verre, puis pendues au mur par des ficelles, ou bien structures de bois avec photographies de nuages entre deux verres).
À lÉcole des Beaux Arts de Cherbourg, les différentes pièces proposées sont placées sous le signe de la gravitation. Il sagit de dessins, de gravures et de sculptures en verre et bois dont le dénominateur commun est le cercle ou le disque. Autrement dit : la forme circulaire, brillante ou mate, dite auréole, par laquelle la tradition indique au dessus de sa tête la sainteté du personnage représenté. Ni Georges de La Tour, ni Le Caravage nutilisent cet artifice dans leurs représentations de Marie-Madeleine : cest que cette dernière na pas encore gagné sa sainteté à linstant où ils la figurent (elle se convertit chez Caravage, ou bien elle médite sa conversion, comme aussi chez La Tour).
Le disque désignant lélection nest donc encore quune perspective davenir une potentialité idéale -, celle-là même dont sempare Véronique Sablery en multipliant les variantes. Lumineux ou sombre, évanescent ou dune étrange densité, en verre mêlé de bois, de cendre ou de papier calciné, il peut aussi bien apparaître comme une ouverture ou comme un écran. Selon leur épaisseur ou leur disposition dans lespace, ces disques présentent des trouées (comme celle que dessine, pour celui qui est au fond dun puit, louverture vers le ciel), des roues ou auréoles. La chute et lattraction vers le firmament se mêlent inextricablement. Mais cest lorganisation générale de linstallation de ces structures de verre et autres matériaux qui laisse transparaître linspiration fondamentale de lartiste.
Il nest pas indifférent, en effet, que lorientation des disques les uns par rapport aux autres aille, dans chaque panneau, den bas à gauche vers le haut à droite. René Huyghe a remarqué que la direction contraire, qui va de droite à gauche, est celle de la « poésie de déclin nostalgique » - celle que privilégie Watteau par exemple dans ses compositions évoquant la fragilité de lamour et la fatalité du temps qui passe -. Ce qui veut dire a contrario que la diagonale montant de gauche à droite, plus spontanée (conforme en tout cas à lhabitude décrire de gauche à droite) est celle de loptimisme, de lascension et de lespoir. Cest la direction privilégiée des tableaux de Rubens et cest nécessairement celle choisie par Véronique Sablery pour évoquer larrachement de Marie-Madeleine à la pesanteur du monde et son accession à lexaltation de la Grâce.
Il resterait à lartiste de pouvoir réaliser dans un lieu approprié la troisième partie de son projet : celle qui fera directement allusion à la personne de Marie-Madeleine à travers 87 variations sur le thème de sa chevelure. Les travaux déjà conçus par Sablery seront répartis en tryptiques (allusion à la triple identité de la sainte : pécheresse (la Samaritaine qui essuie les pieds du Christ avec ses cheveux), Marie de Bétanie (le soeur de Marthe, convertie par cette dernière, qui écoute les paroles du Seigneur), enfin suivante (Marie de Magdalena, délivrée par Jésus des sept démons qui la possèdent, suivante du Christ jusquà la Passion et messagère de sa résurrection dont elle est le témoin privilégié).
Trois figures réunies en une seule par la Tradition, trois tryptiques pour les évoquer, accompagnés par des éléments végétaux et minéraux emprisonnés dans du verre et correspondant à une interprétation symbolique des différentes parties de la chevelure, le cycle sera ainsi achevé.
Lartiste aura concilié la « ténébreuse plénitude de la chair » et lappel irrésistible de lau-delà qui peut arracher lêtre à son enlisement dans le monde. Pesanteur-Apesanteur : avant dêtre un thème de méditation pour les spiritualistes, cette dualité demeure un axe privilégié de réflexion des artistes de tous les temps. Ce que démontre pour aujourdhui avec une maîtrise admirable loeuvre de Véronique Sablery. |
Jean-Luc Chalumeau |
mis en ligne le 16/11/2003 |
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Dossier Véronique Sablery
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