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Dossier Shanta Rao
Entre absorbement et absence : luvre photographique de Shanta Rao |
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par Belinda Cannone |
Absorbement
Dans les séries I et II des Pretenders (terme quon pourrait traduire par « ceux qui font semblant de »), les personnages désignent presque tous une absence : absence de lobjet quils touchent, ou des appuis à partir desquels ils déploient le mouvement de leur corps. |
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On y voit donc : une série de personnes, des personnes simples, manifestement pas choisies pour une quelconque raison mais parce quelles se trouvaient là et voulaient bien être photographiées (dans la série Pretenders II, il sagissait du personnel du château où se déroulait lexposition). La consigne de la photographe était toujours la même : la personne devait choisir un
geste, un sentiment ou un état qui lui était familier et le mimer. On ne devine pas toujours ce que les modèles ont voulu figurer. Lune semble jouer du clavecin en plein air, lautre saccrocher à la corde à laquelle il est pendu, un troisième enfourche-t-il son cheval ? Peu nous importe en réalité. Ces photos ne racontent rien, aucune histoire dont elles seraient le démarrage, un fragment ou laboutissement. Elles montrent. A peine une personne si ce mot désigne une singularité. Elles montrent labsorbement. Thème fréquent dans la peinture du XVIIIe siècle : Chardin peint des personnages livrés à leurs activités, qui nont plus conscience du monde qui les entoure. Ici, labsorbement dans lequel est plongé le modèle ne correspond pas à un oubli du monde extérieur, mais au contraire à une réponse à linjonction du photographe. Situation paradoxale mais qui dit bien le projet de Shanta Rao : il ne sagit jamais de faire de la photo un « document », saisi sur le vif ou qui imiterait la vie, mais une uvre, concertée, calculée, pensée. Nulle trace du monde comme il va seulement une construction esthétique. La photo conjugue donc une grande facticité (elle ne capte pas un moment de vie réelle), un artifice (labsorbement sur commande) et une totale sincérité (les personnes modèles juste pour loccasion se concentrent réellement sur un geste familier, un de leurs gestes coutumiers). Le rêve : que la photo se place à la jonction de deux types dénergie (celles du photographe et du modèle), de deux psychismes. Quelle enregistre la forme dun corps lorsquil est tout entier concentré sur (conformé à) une image mentale.
Si jemprunte à Augustin Berque le concept de « trajection » pour décrire le point où le donné rencontre le regard dans lequel il se construit, si je dis « pas de donné sans regardeur, non plus que de subjectivité absolue du regard : plutôt, le lieu dune rencontre», alors Shanta Rao illustre cette conception : ses photos sont le résultat, rendu visible par lartifice de lart, de lopération de trajection qui est sans doute la manière réelle dont nous percevons lexistant, à mi-chemin entre le monde et soi. Je nai encore rien dit du fond. Souvent pure matière : gris délicieux dun mur, gris, crème et ocre dun vieux crépi, vert gruarts meleux dune haie en muraille, ou construction quasi géométrique de bois de cerfs régulièrement alignés, de bûches empilées avec ordre. Quand un bois de peupliers souvre derrière une tête, léclairage a tellement solarisé le personnage quon croirait les arbres factices, comme une photo dans la photo. Cest que le fond joue à plein sa fonction de décor : car il y a du théâtre, du théâtral dans ces photos. Mais ici, on improvise. Cest pourquoi il faut aussi parler de létrange jeu avec la liberté dont témoignent ces deux séries : lui, le modèle, pose parce quon le lui a demandé, il mime parce quon la invité à le faire, il attend que la photographe ait achevé de tirer son portrait, dans le lieu quelle a choisi pour lui, avec léclairage (combien savant) quelle a réalisé. Mais lui, le modèle, choisit entièrement le rôle figé quil interprète. On ne lui demande rien dautre que dêtre lui-même. Et dans cette tension, voici quil conserve son opacité, le secret de ses pensées, de ses préoccupations : il ne cherche pas à faire le mystérieux cependant, il accepte de montrer leur forme. Mais elles nous demeurent énigmatiques, comme toujours. Enigme : peut-être est-ce là le mot? Cela se donne et pourtant reste indéchiffrable, cest posé là devant nous et pourtant nous ne connaissons pas le fin mot de lhistoire, cela soffre tout en ne livrant pas son chiffre. |
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Absence |
Illusion de lamputée : croire que le membre manquant est toujours là (on lappelle aussi membre-fantôme). Cette sensation peut être douloureuse. Dans sa plus récente série, Terminaisons nerveuses, qui fait suite au deux premiers Pretenders, Shanta Rao a décidé dexplorer labsence. Pas de modèle cette fois, elle sest prise comme sujet de la photo, ou plutôt, se mettant en scène dans la photo, elle a mimé et labsent (lhomme aimé) et le couple (quils ne forment plus). Pas de narcissisme pourtant dans cette captation / exhibition de soi. Partant de la douleur réelle que provoquait en elle lêtre aimé disparu-manquant, elle a mis en scène lamour. Elle nous dit : « le détachement photographique permet un auto-examen quasi clinique, médical, qui doit néanmoins se traduire en termes esthétiques ». Car il ne sagit pas ici dun journal de bord, ni dune mythologie personnelle. On reconnaît les gestes de lamour, de la bienvenue, des retrouvailles, les postures de létreinte, du plaisir, de la douleur. Lhomme est deviné au creux quil dessine entre les bras ou les cuisses ouvertes, le couple saperçoit dans la courbure du dos de la femme penchée, dans le frémissement de sa chevelure vivement balayée.
Ce que tu fais de mon corps. Ou : comment mon corps taccueille taccueillait.
La photo, rappelait Roland Barthes, provoque une nostalgie particulière liée au sentiment de ce qui fut et nest plus. La photo dit : cela a été, et nous aspire dans un temps qui nest plus. A linverse, dans les Terminaisons nerveuses, la photo indique un présent dans lequel manque ce qui fut. Le passé est en creux dans le présent.
Comment photographier tout un corps dhomme absent, toute une étreinte ? Jouer sur les rythmes. Multiplier les prises et les mettre en séries. Diptyques, triptyques ou polyptyques sur lesquels une femme en noir laisse la trace de son corps comme un signe pur et changeant, accompagnée par les plinthes et les encadrements de portes qui assurent la continuité visuelle. Shanta Rao dit : « Au-delà du propos à caractère autobiographique de ma dernière série, lessentiel est dexplorer des formes de langage photographique ; exploration des représentations par le trait de la silhouette, du vide, des ombres, par les couleurs basiques, médicales, car, bien quil y ait des éléments narratifs, cest avant tout une aventure esthétique où, pour la première fois, jai décidé de dire Je, et dentrer moi-même dans la matière/non-matière photographique. »
Matière/non-matière : ce qui intéresse cette photographe, que jappelle labsence et quelle appelle parfois « dématérialisation », elle en trouve un exemple dans un art qui lui tient à cur et auquel elle emprunte souvent ses images verbales, la musique. Elle évoque le compositeur Nancarrow qui composait essentiellement pour le piano mécanique. Réalisant ses mélodies à partir de cartes perforées, il faisait surgir la musique de « trous », les notes, la musique, devenant audibles du fait même de la suppression de la matière du jeu avec labsence
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Belinda Cannone |
mis en ligne le 15/07/2004 |
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Dossier Shanta Rao
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