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Lecture de lart
Velickovic-Grünewald: un dialogue avec lart sacré |
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Il semble donc que lengouement des peintres modernes pour Grünewald, dont loeuvre préfigure, par lexpression du corps en souffrance, la christologie contemporaine et lintérêt nouveau quelle porte à lhistoire de Jésus, son humanité, son destin de supplicié, sinscrit dans la continuité des réflexions philosophiques du XIX e siècle, de Hegel à Nietzsche, ces dernières ayant instauré, note Raymond Fuchs, une « sensibilité commune au sujet humain, (
) au sujet blessé, fragile et souffrant » (11). Une sensibilité qui aura un écho sur les peintres du XX e siècle car, si la Crucifixion relève à lorigine dune dualité, dun « équilibre précaire » (12), entre la douleur, la souffrance suggérée par le supplicié, et la joie contenue dans lespoir de la résurrection, elle perd ce caractère aux yeux dun grand nombre de peintres qui, tel Vladimir Velickovic, évacuent la religiosité du sujet, nutilisant ce thème quafin de questionner la condition humaine. Il en est ainsi de la Crucifixion, mais également de la Vanité qui, tel que le souligne le peintre Jean Rustin, perd son symbolisme religieux pour acquérir un « sens beaucoup plus grave et plus profond (
) un sens qui souligne labsurdité de la vie et de la mort » (13). Un sens qui se trouve exprimé avec force par Picasso dans certaines de ses variations réalisées, dans les années 1930, autour de loeuvre de Grünewald. Le peintre remplaçant, dans ces dernières, le corps du Christ par un amas dossements, mise en scène de la vanité de la vie. Les Crucifixions peintes par Vladimir Velickovic témoignent de cette inquiétude fondamentale de lêtre face à la mort, et, par leur caractère universel, nous renvoient, non sans effroi, limage de notre propre mort. Image dun néant.
Enfin, en confrontant un modèle historique, qui véhicule déjà lexpression extrême de la violence, « Christum morte pessima excruciandum censuerint » (14) rappelle Saint Augustin au sujet de la crucifixion, à un présent encore marqué par les stigmates de lirrémédiable, Velickovic révèle, dans cette « image originelle », le caractère immuable de la folie de lhomme, sa part dombre. Violence et inhumanité. Jusquà en avoir la nausée, jusquà crier « cela suffit » (15). Car, chaque homme nest-il pas lié à un péché originel ? et le monde lui-même ne suggère-t-il pas un état de confusion, un funeste chaos ?
Les Crucifixions peintes par Vladimir Velickovic semblent, en effet, suggérer labsurdité du monde contemporain, la perte de sens causée par lhorreur de crimes incommensurables, dont limage la plus émouvante serait, peut être, cette couronne, « essence de la cruauté » (16), qui sétend, étrangement, jusquà recouvrir entièrement le visage du Christ, jusquà lui ôter sa part dhumanité, mais aussi ces mains crispées, tendues vers le ciel, comme cherchant à saisir un Dieu qui ne cesse de séchapper, à trouver une raison au paroxysme de la violence. Un geste, absurde et désespéré. Tenter, en vain, de comprendre linexplicable. En lui, peut-être, « la puissance de limpuissance» (17).
La matérialité porte en elle, et par elle, ce sentiment de souffrance. Une matière parfois triturée, empâtée, qui semble suggérer, dans cette oeuvre au format horizontal exclusivement centrée sur les bras du supplicié, la décomposition charnelle, le pourrissement. Les veines « non sous la peau mais au-dessus», disait Georg Baselitz de Grünewald. Une matière qui se répand, sécoule, par traces, par coulures qui recouvrent le corps, lécho de la violence, dune défiguration, du sang. Un rouge vif, épais, expression dune plaie béante, paroxysme dune douleur qui capte lattention jusquà ne plus voir quelle, jusquà lécoeurement. Puis, du noir aux gris. Couleur de cendre, dun monde chaotique, agonie dun peuple devenu poussière, et qui, parfois, semble faire ressurgir latmosphère désolée des paysages antérieurs peints par lartiste, paysages de mort, de feu. Une matérialité qui, à travers les formes quelle fait naître, semble toucher « directement le système nerveux» (18).
Tel le doigt, démesurément long, de Saint Jean Baptiste désignant, dans loeuvre de Grünewald, le corps martyrisé du Christ, qui devient le symbole, selon Elias Canetti, de «lhorreur à notre porte», le signe que « cela est, cela sera à nouveau» (19), ces crucifixions nindiqueraient-elles le caractère répétitif dune Histoire qui ne cesse de sécrire à travers lagression de lhomme par ses semblables, des tortures de guerre aux éradications massives de lhumanité ? Ne seraient-elles donc pas des mises en garde? Une peinture faisant face à lOubli. Plus encore, à travers ce caractère immuable de lhistoire, ces oeuvres ne poseraientelles pas la question de notre responsabilité dans de tels crimes, des crimes desquels lÉglise, elle-même, a parfois été complice? Ne nous rappelleraient-elles pas les dangers dune société qui, souvent, se cache derrière des dogmes et des lois afin de pardonner, lâchement, lindifférence et la délation? Se référant à lépisode du Christ aux outrages, au cours duquel, à lannonce de Pilate « Voilà lhomme», les prêtres, mais aussi la foule, répondirent: « Crucifie-le», Raymond Léopold Bruckberger nous rappelle ainsi: « Oui, voilà lhomme, titubant, hagard, tel que nous lavons vu tant de fois sortir des mains des tortionnaires, sur le seuil des camps de concentration, des chambres de torture, des prisons; voilà lhomme dont limage nous hantera jusquà notre agonie; voilà lhomme qui, de victime, se dresse en accusateur de notre soi-disant civilisation matérialiste et déspiritualisée » (20).
Car, face à ces oeuvres, il est devenu impossible dignorer, de faire semblant. De par laccrochage, le tableau, désacralisé, disposé à hauteur dhomme, faisant face à celui qui le regarde, nulle échappatoire vers un ailleurs religieux que pourrait suggérer une icône. De par le cadrage, la focalisation sur le buste du Christ, sur son corps, créant un effet de rapprochement avec le spectateur, une présence physique, en attente devant nous. Une présence qui se distingue de ces corps en mouvement, en fuite, souvent de dos et prenant place dans des espaces cauchemardesques, descalier en couloir, mais aussi de ces paysages plus récents, silencieux, parsemés de cratères, doù lhomme est souvent absent. Une présence, qui prend corps par la peinture, et qui me renvoie à mon propre espace intérieur, à ma conscience. Libre à chacun de se poser les bonnes questions, et dy déceler un sens.
Si demeurent pour certains, au sein des oeuvres peintes par Vladimir Velickovic, tous les possibles, la liberté dy percevoir ou non, une signification religieuse, une ouverture qui constitue aussi la force de lart, la seule certitude ne résiderait-elle pas dans ce caractère immuable de toute destinée humaine, et, surtout, de loeuvre dart ? Car, se confronter à la crucifixion, archétype qui représente, aux yeux des peintres modernes, la tradition artistique occidentale, est aussi une manière de poser la question de lintemporalité de lart, à travers un dialogue avec lart du passé. Et de redonner à loeuvre, devenue laïque, une certaine sacralité.
La peinture de Vladimir Velickovic, parce quelle se libère de lemprise du temps, nous rappelle quen art, il ny a « ni passé, ni avenir », que si une oeuvre dart « ne continue pas de vivre dune façon vivante dans le présent, elle nentre plus en ligne de compte» (21). Force et aura du chef doeuvre qui survit à son créateur, éveille lintérêt de celui qui sait encore le regarder, et porte en lui les germes dune création nouvelle. En ce sens, si le thème de la Crucifixion peut faire écho à la Résurrection, ne faudrait-il pas simplement lappréhender en dehors de toute croyance religieuse et sans forcément se référer à lespoir dune rédemption ni adhérer aux préceptes définis par lImitatio Christi selon lesquels « rien naide plus au salut des hommes que la souffrance », comment, dailleurs, pourrait-on accepter de concevoir, innocemment, les crimes perpétrés contre lhumanité, dont lignominie a atteint un tel paroxysme, comme nécessaire à la grandeur de lâme, comme un chemin menant à Dieu? Ne faudrait-il donc pas lentendre, en tant que « mystère de la vie, dune vie tellement puissante quelle retourne la mort» (22), comme ce qui symboliserait ce renouvellement permanent de la création, cette mystérieuse force de lart ? Symbole révélé, peut être, par cette lumière, présente dans lune des oeuvres
Un art qui, ainsi, par son intemporalité, et son renouvellement permanent, permet au créateur de regarder en face son propre destin, de conjurer toute angoisse de mort. Car, prendre acte de lintemporalité de lart cest révéler la possibilité dapprécier des oeuvres anciennes sans forcément adhérer aux valeurs quelles véhiculaient, telle la foi religieuse, et daccepter, par là même, la valeur en soi, ultime, de lart. Et supposer, ainsi, à linstar de Jean Clair, quà travers « lexercice de ses passions », le peintre retarde « le travail de la mort », que, peut être, « le travail de la création est la force de loeuvre en nous qui contrecarre le souci rongeant des organes » (23). Un art devenu, tel que le proposait André Malraux, un anti-destin qui puisse dépasser notre condition dhomme, notre propre mort.
Ou un art qui, à travers le symbole, larchétype, puisse intervenir directement sur la psyché des individus. Un mystérieux passage de loeuvre au regard qui puisse nous ramener à lessentiel, nous faire prendre conscience, par lexpérience de la mort, de lessence du vivant. Une sorte « déveil brusque » qui bouleverserait nos certitudes, et nous permettrait, peut être, de redevenir humain?
« Par ce qui est visible, lhomme connaît linvisible. Par le présent, il connaît le futur. Par ce qui est mort, il connaît le vivant » nous murmure Hippocrate.
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Amélie Adamo |
Notes
10) Raymond Fuchs «Grünewald et la Christologie contemporaine » dans Variations autour de Grünewald,
p. 105
11) Graham Sutherland dans Variations autour de Grünewald, p. 56
12) Jean Rustin cité dans Vanités contemporaines, 2002.
13) «Ils décidèrent de faire subir au Christ la mort la plus ignominieuse » La Cité de Dieu (19, 33).
14) Le poète juif Paul Celan, face aux oeuvres de Grünewald, perçoit la pérennité dun message qui, à la lumière de lhistoire contemporaine, devient insupportable. Frappé démotion, il dit ces mots avant de partir. Cité par Sylvie Ramond Lecoq «Grünewald, un des nôtres» dans Variations autour de Grünewald, p. 15.
15) Graham Sutherland cité par Sylvie Ramond Lecoq dans Variations autour de Grünewald, p. 30.
16) Propos de Gerhard Baumann à propos de la Crucifixion de Grünewald, en ce quelle exprime linjustice, la souffrance des victimes, des impuissants. Cité par Sylvie Ramond Lecoq dans Variations autour de Grünewald, p. 15.
17) Francis Bacon.
18) Cité par Nadeije Laneyrie-Dagen dans Lire la peinture, p. 175.
19) Raymond Léopold Bruckberger dans Passion et Résurrection.
20) Pablo Picasso dans Propos sur lart, p.18
11) Olivier Clément dans Passion et Résurrection, recherches dart contemporain, 1997.
22) Jean Clair, « Cette chose admirable, le péché » dans Variations autour de Grünewald, p. 35.
23) Claude Bouyeure, «Velickovic » dans Cimaise, n°208, octobre 1990, p. 97. |
mis en ligne le 07/06/2006 |
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Dossier Denis Rivière
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