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Lecture de lart
Velickovic-Grünewald: un dialogue avec lart sacré |
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par Amélie Adamo |
LAbbaye Saint-Martin de Mondaye à Juaye-Mondaye (Calvados) a entamé en 2005 un cycle dexpositions sur le thème du dialogue dartistes contemporains avec des uvres classiques de lart sacré. Vladimir Velickovic, premier invité, a choisi de méditer sur la Crucifixion de Mathias Grünewald. Véronique Bigo proposera, à partir du 15 juillet 2006, une réflexion sur lAnnonciation vue par Fra Angelico. En 2007, ce sera Pierre Buraglio qui revisitera les scènes bibliques peintes par Eustache Restout dans lAbbaye elle-même. LAbbaye Saint-Martin de Mondaye, qui développe ce projet en partenariat avec le Conseil Régional de Basse-Normandie, offre ainsi un lieu privilégié à la réflexion sur lart sacré aujourdhui, dont le rayonnement dépasse largement les frontières de la région. Nous avons demandé à Amélie Adamo, doctorante en histoire de lart et spécialiste de la Nouvelle Figuration, de commenter la série de Velickovic dédiée à Grünewald.
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À lheure où le diktat de lidéologie progressiste impose la négation du passé, ne tolérant le rapport à lhistoire de lart quà travers des pratiques citationnistes postmodernes fondées sur la dissolution de lidentité, tant humaine quartistique, sur un cynisme désabusé où la culture, comme le monde, napparaît que sous le mode du simulacre, de linauthenticité, à lheure dun « internationalisme » déshumanisé et dune ère post-aseptisée, où domine limagerie kitsch et le non sens généralisé, il est, encore, des peintres qui portent un regard critique sur le monde, et pensent la citation comme moyen de renouvellement plastique et acte de sens. Rejetant ainsi un type de citation fondé sur le nivellement esthétique et la manipulation indifférenciée de toutes sortes dimages, mais sécartant aussi dun formalisme strict, formes vides de sens et déracinées du contexte socio-historique, Vladimir Velickovic procède à une instrumentalisation de la tradition, choisissant un modèle précis afin de participer à la création dun langage pictural singulier, inscrit dans lhistoire. Car la peinture ne peut se réduire à un «art en tant quart », elle relève dun regard qui vise à rendre le monde intelligible.
Cest donc en tant que peintre que Vladimir Velickovic appréhende le monde, et quil puise dans la peinture, sa spécificité etson histoire, les moyens de créer une vision singulière de la condition humaine. Fasciné par le corps humain, un corps en souffrance, et cherchant à exprimer lirrémédiable, la violence infligée par lhomme à ses semblables, cest donc naturellement que Velickovic sest confronté au thème de la crucifixion, et plus particulièrement à celle peinte par Grünewald dans le Retable dIssenheim, une oeuvre qui porte à son paroxysme lévocation de la souffrance, à travers un réalisme bouleversant. Ainsi, parce que loeuvre source est appréhendée non comme fin mais moyen visant à porter un regard sur le monde contemporain, Vladimir Velickovic pose demblée un rapport à la citation qui se dégage de toutes formes de passéisme. Il nest ici aucun retour vers, aucun à rebours. Résurgence, et résonance, du passé dans le présent.
Mais plus encore, renouant avec le sens historique de la modernité picturale, les Crucifixions peintes par Velickovic semblent se libérer de lemprise du temps. Car la modernité peut se définir comme une conception libre du temps, une libération vis-à-vis du modèle, quil soit passé ou futur, un dépassement simultané des idéologies néo-classiques ou avant-gardistes. Cette libération, fondée sur la synthèse du présent, de lunique, du fugitif, et du passé, vise à « tirer léternel du transitoire », à percevoir la « beauté mystérieuse » (1) du présent, son caractère immuable, éternel, à travers un langage pictural autonome.
Relevant dune telle conception, la peinture de Velickovic se veut fondamentalement moderne. En effet, lieu dune confrontation entre lhistoire de lart, via Grünewald, et une vision personnelle du monde, la peinture de Vladimir Velickovic semble révéler ce caractère éternel dont fait état Baudelaire. Des oeuvres émane une force qui se situe hors du temps. Une force qui prend corps dans la réalité matérielle de la peinture mais qui la transcende, engendrant une aura qui confère à loeuvre une valeur universelle et intemporelle.
En rapprochant limage de la crucifixion de sa vision du monde, Vladimir Velickovic sinscrit dans une lignée dartistes modernes qui ont procédé au déplacement dun sujet religieux vers un contexte historique contemporain. Depuis Otto Dix qui, au cours des années 1920, dans La Guerre, assimile la référence au retable dIssenheim en la confrontant aux réminiscences de la première guerre mondiale, en passant par Graham Sutherland qui, dans les années 1940, rapproche, dans ses Crucifixions, le corps nu supplicié peint par Grünewald des victimes des camps nazis, jusquà Pascal Convert, ce dernier dans sa Piéta du Kosowo (2), confrontant une image médiatique, témoin dun fait historique contemporain, et une référence à lhistoire de lart, aux scènes de déploration du Christ, afin de créer une oeuvre qui, via la question de la ressemblance première à Dieu, et par un processus didentification, exprime une douleur universelle. Une synthèse qui, chez Velickovic, relève également dune intégration de références à lhistoire contemporaine, depuis le crâne rasé du Christ, écho aux crimes perpétrés dans les camps de concentration, moment tragique qui touche intimement le peintre au cours de son enfance (3), jusquà létiquette blanche qui apparaît dans certains tableaux, récurrente dans sa peinture, et qui fait référence au mode didentification accroché aux corps des cadavres de guerre. De même, si Vladimir Velickovic se réfère au thème de la Crucifixion, il ne sy réduit jamais, focalisant son intérêt, au gré des variations plastiques, sur le corps du supplicié afin den exprimer la souffrance, à travers une insistance sur certains détails, des mains percées jusquà la couronne dépines et la plaie du torse, manière aussi dévacuer les autres personnages de la composition originale, de refuser un rapport trop littéral au récit biblique. Le peintre conserve dailleurs une même liberté par rapport aux motifs de la Passion, telles la couronne dépines et la croix qui, si elles suggèrent la cruauté inhérente à la Crucifixion, disparaissent pourtant, parfois, mais aussi les stigmates et épines parsemant le corps du Christ, qui seffacent, dans certaines oeuvres, laissant alors apparaître une peau presque intacte. Une libération au sein de laquelle prend forme, essentiellement, limage de lhomme.
Synthèse, donc, du passé et du présent, par laquelle le peintre crée une sorte d « image originelle » (4), une image qui, parce quelle se réfère à celle du Christ (5), me renvoie à mon image et à celle de tout homme. Une image originelle liée à la Chair.
Car, si pour le christianisme « le chemin vers Dieu passe par lhomme» (6), si la chair, lincarnation, est ce qui relie lhumanité à Dieu, elle pose également, dune manière plus générale, le problème de toute condition humaine, fragile et misérable. Ainsi, dans les Crucifixions peintes par Velickovic, semble apparaître limage originelle qui représente lessence même de lhomme, le caractère immuable de toute destinée humaine, ses liens indéfectibles à la mort, mais aussi à la violence.
Se confronter au thème de la crucifixion cest donc, au premier abord, appréhender une image qui véhicule une sorte dabsolu, un archétype qui, malgré les modifications iconographiques ou formelles, demeure inchangé. Car, à linstar des mythes qui « parlent de la destinée humaine sous son aspect essentiel » (7), limage de la Crucifixion semble témoigner dun caractère immuable, du rapport quentretient tout homme avec la mort, sorte de fil qui relie lépoque de Grünewald à la nôtre, et par lequel nous sommes «en un sens contemporains de toutes les images inventées par un mortel, car chacune delles, mystérieusement, échappe à son espace et à son temps» (8). Par cet archétype, Vladimir Velickovic confère donc à son oeuvre un caractère universel et met en scène le lien intrinsèque, et fondamental, qui unit, depuis son origine, la création artistique à la mort, linvisible, limpalpable. Car représenter, nest-ce pas « rendre présent labsent » ? (9)
Cependant, si loeuvre de Grünewald témoigne de ce rapport à la mort, exaltant une souffrance extrême, celle de lhomme opprimé et victime de la violence de son prochain, cette expression de la destinée humaine prend, chez Velickovic, une dimension tragique, dans un monde où, semble-t-il, « Dieu sest éteint » (10). Depuis que Manet a amorcé, avec son Christ aux anges, la libération de la peinture moderne vis à vis du récit biblique et de toute foi religieuse, dépeignant un Christ plus humain et nous renvoyant, à travers son regard mi-ouvert, limage de la mort vue en face, une grande partie de lart au XXe siècle témoigne de cette perte de croyance en Dieu, dune désagrégation des repères religieux qui permettaient de saisir lunité du monde, par lesquelles les artistes sont conduits à vivre lexpérience intériorisée de la mort, une mort incluse dans le présent, sans renvoi à un éventuel au-delà ; nulle rédemption ne vient encore apaiser lidée de leurs décrépitudes.
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Notes
1) Charles Baudelaire dans Le peintre de la vie moderne.
2) Bas-relief datant de 1999-2000, exécuté daprès une photographie de Mérillon prise au Kosowo en janvier 1990.
3) Jean-Luc Chalumeau, Vladimir Velickovic-Matthias Grünewald, dans le catalogue de lexposition, 2005.
4) Ibidem.
5) Jean-Luc Chalumeau, Ibidem. Il cite lÉpître aux Colossiens qui dit du Christ, image de Dieu, «en lui se réalise tout ce qui est dit de la création de lhomme. Le Christ est limage originelle de lhomme».
6) Jean-Paul II
7) Paul Diel dans Le symbolisme dans la mythologie grecque, 1966, p. 13-14.
8) Ibidem.
8) Régis Debray dans Vie et mort de limage, Gallimard, p. 54
9) Jean-Paul Sartre cité par Jean-Luc Chalumeau dans Histoire critique de lart contemporain, Klincksiek, 1994, p. 54. |
mis en ligne le 07/06/2006 |
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Dossier Denis Rivière
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