UN ART QUI VAUT SON PESANT D’OR *
Tout commence (un peu plus tard dans l’histoire et, en ce qui nous
concerne, dans l’histoire de l’art,) par la mise en scène
et l’interprétation biaisée de la vile action de Judas.
Elle est montrée sans cesse dans les enluminures du Moyen Age. Bon
nombre de psautiers en latin du treizième siècle, sans parler
des fresques et des sculptures ornant les chapiteaux des églises et
des cloîtres l’illustrent avec des détails caricaturaux
pendant cette longue période. Ces commentaires peints sur les parchemins,
gravés, taillés dans la pierre, aboutissent chaque fois à une
conclusion à double tranchant : l’argent (donc l’or)
a un pouvoir maléfique – l’argent (donc l’or) est
regardé avec le plus grand mépris et est inexorablement lié aux
Juifs, tenus pour responsables de la mort du Fils de Dieu par le truchement
d’un Judas diabolisé.
Dans l’iconographie religieuse catholique, à la figure néfaste
de Judas contraste celle du percepteur Lévi qui percevait les impôts
sur les poissons destinés au marché de Jérusalem à la
sortie de Capharnaüm : « Je suis sorti et vit un publicain
assis au bureau des impôts. Et il lui dit : Suis-moi ! Ayant
tout laissé, il se leva et le suivit. » (Luc, 5, 17). Jésus
l’appela Matthieu. Il est souvent représenté dans la
peinture du seizième siècle, comme le prouvent la Conversion
de saint Matthieu de Marinus van Roejmerswaelen et la Vocation de saint Matthieu
de Jan van Gemessen. Plus tard, c’est le Caravage qui s’attacha à cet événement
extraordinaire puisque aucun mot n’est échangé entre
le Messie et le futur évangéliste qui abandonne sans la moindre
hésitation une condition privilégiée, ses collègues,
ses biens et ses proches. Dans ces deux peintures, comme dans tant d’autres,
l’or tient une place centrale, alors que les marchands et les percepteurs
s’activent autour du comptoir.
Le devoir de charité, qui est l’une des vertus cardinales imposées
par l’Eglise, s’accompagne de l’opprobre jeté sur
la richesse en général, et donc sur tout ce qui est du ressort
de l’argent. Dans De bonnes mœurs du frère Jacques le
Grant, un manuscrit français du quinzième siècle, dédié au
duc Jean de Berry (il avait la réputation d’être d’une
grande avidité), on découvre une planche intitulée « Comment
les riches ne doivent point se glorifier de leur richesse » :
le puissant seigneur voit le Christ lui apparaître. Il a auprès
de lui deux coffres ouverts, deux sacs pleins à ras bord et, derrière
lui, une table couverte d’objets précieux et de monnaies. Pour
une autre planche appartenant à ce même ouvrage, l’auteur
a choisi un titre qui constitue le pendant de la précédente : « Comme
l’état de pauvreté doit être agréable à Dieu ».
Cette fois, un homme vêtu de bleu est assis dans un grand tonneau, à l’instar
de Diogène, les avant-bras posés sur le genou ; un autre
homme, non loin de lui, entièrement vêtu de rouge, jette des
sacs remplis d’or dans un cours d’eau et l’on voit un coffre
flotter dans une eau grise, presque noire.
À la fin du quinzième siècle, Jérôme Bosch
peint la Mort de l’avare – une mort pour le moins tourmentée.
Il traite un sujet assez proche dans les Péchés capitaux. De
la réprobation de l’opulence financière à l’attachement
immodéré pour les biens terrestres en passant par la condamnation
de l’avarice, un vice odieux par excellence, le glissement de sens est
très marqué : la fortune n’est plus regardée
comme un mal absolu, seule la cupidité excessive est réprouvée.
Le siècle suivant, on observe l’apparition de deux genres de thèmes diamétralement opposés et étroitement connexes : le peseur d’or et l’usurier. Ces deux personnages ont d’innombrables points communs et, bien sûr, des différences très saillantes. Marinus van Roejmerwalen s’est spécialisé dans l’opposition entre ces deux activités qu’il veut distinguer dans une optique morale. Il a exécuté plusieurs tableaux de changeurs et leurs femmes. On y voit le couple très concentré sur sa tâche qui nécessite application et précision. Ses personnages sont des jeunes et il fait tout son possible dans ses compositions pour exprimer l’intelligence, le savoir-faire et surtout la probité de ces personnages concentrés sur leur ouvrage, beaux, graves et industrieux. Ils semblent investis d’une mission des plus sérieuses et des plus nobles. À l’inverse, quand il s’intéresse aux Deux usuriers dans leur bureau, il nous présente deux êtres abjects au visage ridé et déformé par l’ appât du gain, passablement monstrueux et un peu effrayant. L’un est en train de remplir avec application un grand registre d’une écriture serrée, l’autre pose ses doigts crochus sur une table où s’accumulent des pièces de monnaie de toutes sortes.
Ce renversement radical dans la manière de considérer les professionnels du change trouve peut-être son explication dans un tableau de Petrus Christus le Jeune, Saint Eloi et les fiancés. L’évêque Eloi (588-659) a été l’orfèvre du roi Clotaire II, puis a reçu la charge de monétaire de Dagobert (on dirait aujourd’hui le ministre des finances). Le saint est montré assis devant un comptoir en train de peser de l’or avec le plus grand soin tandis que les promis, richement vêtus, se tiennent debout derrière lui. Eloi est devenu par la suite le saint patron des changeurs. Plusieurs décennies plus tard, Quentin Metsys invente ce type de peinture où l’homme vêtu en vert pèse des pièces de monnaie alors que la femme portant une robe rouge tourne les pages d’un grand livre historié. Et comme dans l’œuvre de ce dernier, la femme en rouge, le couple est entouré d’objets utiles à leur activité, tous rangés avec soin sur des étagères. Il est curieux de noter que le miroir concave présent dans l’œuvre de Petrus Christus se retrouve parmi les choses représentées par Metsys. Dans une autre peinture du même auteur, la femme en rouge délaisse la lecture de son ouvrage pour suivre les gestes précis et mesurés de son époux qui porte un large manteau noir et vert bordé de fourrure. Ce respect impressionnant pour les membres de cette corporation persiste encore au dix-septième siècle comme le démontrent le Peseur d’or et celui de Salomon Koninck.
Les femmes jouent un rôle considérable dans cette nouvelle
perception du monde de la finance, à l’époque où naissent
les premières banques, comme le Monte de Pasqui de Sienne, mais aussi
la banque de Lyon créée par Henri II de France encore dauphin.
Jules Michelet a décrit cette période comme celle de l’or
et a affirmé que c’est alors le « Dieu d’un
Dieu nouveau […] Fisc et peuple n’en ont qu’un, c’est
l’or. » Dans une composition de Jan van Hemessen, une belle jeune
gemme, habillée d’une somptueuse robe rouge aux manches bouillonnées
blanches, manie le trébuchet avec dextérité d’une
main alors que de l’autre elle choisit les pièces dans un petit
casier. Elle est belle et l’expression qui se lit sur son visage est à la
fois posée, appliquée et mutine. Elle regarde le peintre sans
jamais se distraire de son travail.
Ce revirement que l’art exalte n’est pas de nature théologique :
il est le fruit d’une transformation profonde de la société.
La Renaissance apparaît avec les fondements de l’activité bancaire
et sa valorisation. Il introduit une quantité de sujets inédits
dont l’or est le prétexte. Les impôts sous tous leurs formes – il
n’est que de souvenir du Paiement de la dîme de Brueghel l’Ancien
ou de la Perception de Marinus van Roejmerswalen et aussi toutes les figurations
caustiques des mariages d’argent – par exemple le Couple
mal assorti d’Hans Balding ou le Paiement de Lucas Cranach le Jeune. Même les
courtisanes sont l’objet d’une rédemption morale comme on
le constate avec Laïs de Corinthe (1524) dont Hans Holbein le Jeune fait
le portrait en lui rendant hommage pour sa beauté éclatante.
Devant elle, des pièces d’or sont réunies non seulement
comme la marque distinctive de sa vie de courtisane, mais aussi comme hommage à sa
grande beauté. Celle–ci est passée à la postérité pour
s’être refusée à Démosthène qui lui
avait proposé mille drachmes pour une nuit d’amour, ce qui était
alors une somme astronomique, alors qu’elle s’est offerte gracieusement
au pauvre Diogène. Ce tableau est fastueux et la superbe jeune femme
porte une robe rouge se découpant sur un rideau vert – le rouge
et le vert, on l’aura compris, étant alors les couleurs distinctives
des changeurs et de leurs femmes irréprochables.