La chronique insolente de Gérard-Georges Lemaire

UN ART QUI VAUT SON PESANT D’OR *

par Gérard-Georges Lemaire

Tout commence (aussi), dans une optique assez différente (en apparence et en apparence seulement) de celle de Joseph Beuys, avec Vitantonio Russo. Tout commence donc par une réflexion sérieuse et pertinente sur l’économie de l’art – dans le sens strict du terme. Il l’a résumée dans son livre paru à Bari en 1997, Economia dei beni e delle actività culturali. Il y dissèque tous les mécanismes qui attribuent une valeur monétaire à ces « rêves que l’argent ne peut pas acheter ». Comme dans tout système économique, Russo confirme qu’il y a ici, comme dans n’importe autre système de cet ordre, une offre et une demande. Le problème réside, souligne-t-il, dans la question délicate de la qualité qui « n’est ni objectivement quantifiable ni facile à cerner ». Une bourse existe pour l’art comme pour les autres marchandises – ce sont les maisons de ventes aux enchères. Pour comprendre le sens de la demande, il distingue le « collectionneur », le « connaisseur » ou « amateur d’art » (je dirais : le dilettante dans le sens ancien), l’ « investisseur pur » et enfin l’ « investisseur occasionnel ». Depuis la publication de ce livre, pourtant récente, a grossi une catégorie d’ « investisseurs/connaisseurs », c’est-à-dire des individus, souvent à travers de grosses entreprises, qui tentent (souvent avec succès) de faire coïncider la valeur financière de l’investissement avec la connaissance de la matière (sa valeur propre au sein d’une histoire). Cette nouvelle catégorie dominante de nos jours a forgé le concept d’une adéquation parfaite de l’œuvre avec sa valeur monétaire qui lui est attribuée grâce à une machination spéculative, qui paraît infaillible. Elle s’est mise à fantasmer sur une bourse parallèle qui ne pourrait jamais connaître de défaillances.

Mais Russo est allé beaucoup plus loin dans ses méditations sur les rouages de cette économie unique en son genre puisqu’elle repose, à l’origine, essentiellement sur des bases subjectives. Dans la belle et précieuse monographie que Lucrezia Di Domizio lui a consacrée, elle a réuni une anthologie de textes. On doit s’arrêter un instant l’un d’eux, « la Pensée de Joseph Beuys entre Ethique et Economie ». Il arrive au point où je suis arrêté dans le chapitre précédent quand il cite l’artiste allemand qui affirme que « l’art en soi n’est pas dégradé par l’abus du marché ». Il en tire la conclusion que, dans la demande et l’offre, « sont véhiculées des valeurs qui ne sont pas qualifiables en termes économiques ». Cela parce que dans l’esprit de Beuys elles « sont le prétexte d’un dialogue ». Il déjoue ainsi le marché, nous l’avons vu, en faisant de l’œuvre d’art « une fonction formatrice et informative ». Mais il n’en reste pas moins vrai qu’elle s’inscrit par conséquent dans la perspective d’un « développement malsain ». Reste alors la nécessité d’associer de manière étroite économie et éthique, sans que ce soit la clef de voûte de sa création, c’est néanmoins une de ses conditions principales.

Chez Vitantonio Russo, non plus l’économiste éminent, mais l’artiste, l’économie s’est métamorphosée en enjeu exclusif de sa production : c’est à la fois son objet et son sujet. Il est le premier à l’avoir fait. Et il l’a fait dans un esprit critique – ne parle-t-il pas parfois de « pièges pour les valeurs » ? Ses tableaux, ses installations, ses objets hétéroclites, sont tous fabriqués en utilisant le langage de l’économie antique ou moderne, sous l’aspect de textes, de graphiques, de diagrammes, de collages et d’assemblages, qui mettent en relief, par leurs jeux sémantiques et spéculaires, les lois supposées de l’économie et leur « iconographie particulière ».

Son œuvre peut être regardée dans son ensemble comme une scénographie dialectique, donc caustique, mais aussi esthétique, même si cela semble un beau paradoxe, puisqu’il fait la critique de cette vision du monde et de sa représentation. Depuis les années soixante-dix, il désacralise les relations qui sous-tendent le marché sous des formes variées, par exemple en inventant des distributeurs improbables, des ready-mades pervertis jusqu’à concevoir des objets de pure invention. Par exemple, il a organisé en 1976 une vente d’une « expo-valeur » dans une galerie (un espace mercantile réservé à l’art) où était organisée la cession financière dudit espace d’acquisition comme opération artistique, en produisant valeur et plus-value ». En sorte que l’exposition a figuré les échanges économiques qu’elle sous-entend avec beaucoup d’humour, de fantaisie et de causticité.

En somme, tout ce qu’il a pu entreprendre en sa qualité d’artiste hors norme s’est formulé comme une exploration de ce que l’art peut charrier de scories matérielles et spirituelles (qu’il le veuille ou non), même s’il a prétendu au cours du siècle dernier – et encore maintenant – être de plus en plus scandaleux, négateur, révolté, provocateur ou ésotérique. Cette attitude anti-quelque chose et anti-art (il faut se souvenir de la célèbre énumération d’Ad Reinhardt) voit se rapprocher et presque coïncider dangereusement sa valeur symbolique (disons tout ce qu’il veut signifier) et sa valeur marchande – l’idée étant que la production la plus absurde ou la plus aberrante, la plus inadmissible ou la plus « transgressive », en détournant les principes fondamentaux de l’art – de manière fantasmatique, même délibérée – pour finir par engendrer de la valeur et rien que de la valeur marchande.

L’art, tel qu’on l’envisage chez Russo, est le nouvel étalon-or que les temps modernes ont conçu pour sortir de ses impasses économiques et pour développer une super économie dont la garantie n’est plus l’activité humaine dans les circuits de l’échange, fondés sur des besoins toujours plus illusoires et dangereux au-delà des premières nécessités, mais dans la spéculation sur l’extravagance conceptuelle de nos sociétés que le « travail » de l’artiste « produit » - , sous ses meilleurs et ses pires aspects.

L’or et l’argent sont censés ne faire qu’un dans l’alchimie de l’économie actuelle. Vitantonio Russo crée une confusion volontaire entre la pierre philosophale du jeu de l’univers réel et de l’univers irréel (romanesque) de l’art, de son esthétique dévoyée (par définition) et de ses simulacres à double fond (les ors feints ou non de la peinture, de la sculpture, des installations équivalentes maintenant avec les lingots d’or des réserves nationales ou privées).

Andy Warhol a eu l’idée de génie de faire du dollar le sujet de nombreuses compositions (quasiment aussi nombreuses que celles où apparaissent la faucille et le marteau). En théâtralisant les signes et les symboles de l’économie, sa littéraire et sa théologie, Vitantonio Russo nous invite à rechercher un art qui serait une philosophie au-delà de la philosophie, un non-système, peut-être ce Bordel philosophique qu’évoquait Pablo Picasso, mais en tout cas un mode de raisonner et de sentir différent et révélateur des grandes manœuvres qui nous dépassent et nous menacent.

Paris, avril mai 2009

* Ce texte a été prononcé le 4 juin 2009 lors de la présentation de l’exposition de Vitantonio Russo (commissaire : Lucrezia Di Domizio en collaboration avec Gérard-Georges Lemaire).
Il a été publié en italien dans le dernier numéro de la revue Risk paru en novembre 2009 et repris dans Vitantonio Russo, La forza misteriosa delle Piramide, Lucrezia Di Domizio Durini, Edizioni Il Clavicembalo, Pescara, 2009).
 
 

mis en ligne le 26/01/2010
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