C’était un jour de Novembre.
Un de ces nombreux jours où l’envie soudain me prend de me nourrir
un peu. De me perdre en territoire peinture. Cet après-midi-là,
j’étais restée sur ma faim. Je traînais le pied
dans les rues de Paris, frappée de quelques lassitudes mortelles.
L’œil éteint. Faut dire que la cité grouille d’endroits
où le regard s’ennuie ferme, à l’heure officielle
d’un nouvel académisme bien sagement occupé à jouer
la mascarade de la contemporanéité. Là, le diktat des
critères de marché et le règne d’une bureaucratie
culturelle attachée à réduire la complexité du
champ de l’art pour faire vite, simplement et clairement, de la communication
pour téléspectateurs moyens ; ici, l’absurde cynisme
des imageries kitsch désinvesties de toute fonction symbolique ; là encore,
la froideur aseptisée d’une peinture niant sa corporéité au
profit du pur concept. Et il faut bien l’avouer, moi je préfère à tout
cela : le risque des enjeux esthétiques et le trouble du poétique,
la chaleur de l’expérience humaine et l’inexplicable capharnaüm
de la peinture, et son érotique matière et l’ivresse
de son odeur !
Le pas lourd, je marchais donc un peu morose. Le soir allait bientôt
tomber. J’étais alors décidée à rentrer
chez moi. Quand passant du côté quartier des Beaux-Arts, je
me souvins de lui. Ses derniers tableaux devaient être exposés
dans une galerie non loin de là. Je l’avais déjà rencontré, à deux
reprises, voilà plusieurs années et sa peinture avait gravé dans
ma rétine quelque chose d’indéfinissable dont le souvenir
depuis ne m’avait plus quitté. Empreinte sensible brûlant
encore ma mémoire d’une flamme dont la puissance - magie de
la peinture !- était même montée en intensité avec
le temps. L’envie me prit soudain de le revoir. Conduite par l’espoir
d’y trouver à nouveau quelques délicieux feux qui réanimeraient
mon œil anesthésié par l’air ambiant, je me dirigeais
avec empressement vers la galerie fameuse.
J’entrais…
Difficile de décrire la rencontre avec les tableaux. Toujours reste
trop faible le langage face à la peinture. Ce fut comme une présence
sensible que ne pouvaient entièrement circonscrire les frontières
de l’image et du sujet. Une présence qui venait de plus bas
que la signification. Qui montait tout droit de la matière pour frapper
directement aux portes de l’esprit et pincer fort les cordes du cœur. À chaque
regard, c’était un peu comme entrer dans une chambre sourde :
en un étrange silence, où expiraient et fiction et bruits extérieurs,
se levaient des sonorités qui paraissaient venir tout droit de l’intérieur.
Telle une symphonie des profondeurs des nuits humaines, montait ici pour
moi le chant des noirs, déclinés en variations comme autant
de poèmes. Harmonies nocturnes dont la justesse des accords, du geste à la
couleur, ouvrait sur quelques contrées imaginaires.