Léo the last !
par Thierry Laurent
Mais Léo ne pratique pas une politique de fidélité esthétique à l’égard de ses protégés. Pendant longtemps, Castelli sera accusé d’être le fossoyeur des artistes de la mouvance abstraite. Car sa seconde exposition est consacrée janvier 1958 à ces ready-mades visuels que sont les cibles et drapeaux de Jasper Johns. De cet épaulement mutuel va naître l’immense succès du galeriste, mais aussi de son jeune poulain. C’est le début d’une l’aventure qui mènera Castelli à rayonner sur la totalité du monde de l’art.
Sur les conseils d’Ileana, les combines de Robert Rauschenberg seront exposés ensuite chez Castelli. Un des sommets de la carrière du marchand est le Lion d’or obtenu en 1964 à la Biennale de Venise pour Robert Rauschenberg. C’est aussi le triomphe de l’art américain, paradoxalement obtenu par le plus européen des marchands d’art. Car l’incroyable alchimie à l’origine du succès du galeriste est le mariage réussi entre l’ancienne culture polyglotte et raffinée de feu l’empire austro-hongrois et la brutalité d’un nouveau monde sans racines, dominé par la violence et les rapports de force. Léo Castelli parvient à sceller les noces paradoxales et improbables entre la vieille Europe, celle des cafés littéraires et des cours princières, avec une Amérique virile et conquérante en rupture délibérée avec toute sophistication. D’où la simplicité, le schématisme, l’efficacité de l’art américain qui se nourrit de bouteilles de coca cola, de drapeaux américains, de cibles, de bandes dessinées rudimentaires. Un art de la force, de la netteté des contours, de l’évidence visuelle, fécondé par un marchand dont les références se trouvent à la Chapelle Sixtine, dans les palais des Médicis, comme dans les œuvres de Proust ou de Thomas Mann.
L’ancien dilettante va s’imposer à partir des années 1960 comme l’inventeur du galeriste moderne à l’ère d’un marché mondialisé. Ses méthodes de vente l’attestent.
Tout d’abord, à l’ère postmoderne, Castelli a compris que chaque saison doit apporter son lot d’artistes nouveaux. Il mène son entreprise comme une maison de couture qui renouvelle en permanence ses collections. D’où la vertigineuse lignée d’artistes qui se succèdent dans la galerie qui émigrera à SoHO à la désormais mythique adresse du 420 West Broadway : Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Franck Stella, Cy Twombly, Roy Lichtenstein, John Chamberlain, Andy Warhol, James Rosenquist, Donald Judd, Christo, Robert Morris, Joseph Kosuth, Dan Flavin, Richard Serra, Richard Artschwager, Ed Ruscha, Claes Oldenburg, Lawrence Wiener, Ellsworth Kelly, Hanne Darboven, Kenneth Noland, James Turell, Gilbert and George, Julian Schnabel, David Salle, Daniel Buren- bref, après avoir défendu les abstraits, le marchand s’intéresse aux artistes pop, puis il prend part à l’aventure du Minimalisme et de l’Art conceptuel, pour se tourner vers la figuration des années 1980. Castelli ne prend partie pour aucune école : l’essence de l’art est dans l’accélération des tendances, dont il importe de n’en rater aucune.