Léo the last !
par Thierry Laurent
En second lieu la méthode Castelli est de développer un réseau tentaculaire de « galeries satellites», de collectionneurs et musées « amis » à travers l’Europe et les Etats-Unis. La galerie Gian Enzo Sperone de Turin, celle de son ex-épouse remariée Ileana Sonnabend à Paris, la galerie Rudolf Zwirner de Dusseldörf, sans compter l’importance des collectionneurs européens comme le comte Giuseppe Panza du Biumo ou le chocolatier de Cologne Peter Ludwig, tout cela indique bien que le marchand tisse inlassablement une toile d’araignée entre les métropoles. Castelli est sans doute le premier galeriste à comprendre que le marché de l’art n’appartient à aucune ville en particulier, pas même New York, mais qu’il se développe en rhizome universel. Ne rétablit-il pas au fond le réseau d’interconnexions existant au sein la grande bourgeoisie cosmopolite de la vieille Europe ?
Enfin, dernière particularité de la méthode Castelli, le subtil marketing du snobisme. Car le marchand refuse de vendre à tire-larigot les œuvres de ses artistes. Il choisit ses collectionneurs en fonction de l’importance de leur engagement avéré sur la scène artistique et pratique un processus de restriction de l’offre afin de créer artificiellement la rareté et faire monter les prix. A un collectionneur qui se présente dans sa galerie, le rusé marchand ne peut que lui proposer de l’inscrire sur sa fameuse « liste d’attente » afin que son tour venu il puisse accéder à une œuvre. Nombre de collectionneurs se sont fâchés avec le galeriste et finalement assagis dans l’attente de l’œuvre qui leur serait enfin proposée. « Acheter un tableau était aussi difficile que d’obtenir une audience papale » se souvient, un peu amer, le collectionneur Doug Cramer
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Excepté la revue les Temps modernes de Jean Paul Sartre et son chroniqueur artistique le jeune critique Otto Hahn, qui firent bon accueil aux artistes américains proposés sur sol français par la galerie d’ Ileana Sonnabend, collectionneurs et mussées français se sont évertués à bouder ostensiblement le Pop Art, alors qu’Allemands et Italiens l’accueillaient à bras ouvert. En contrepartie, car il y a du donnant- donnant dans le marché de l’art, les galeries américaines n’ont pas hésité à faire honneur aux artistes italiens et allemands et à bouder les français. La France, dans son splendide isolement, s’est ainsi exclue d’elle-même du circuit mondial de l’art. Les cimaises de nos musées sont vides d’œuvres américaines, mais pire encore, les musées américains ignorent les artistes hexagonaux désormais absents de cet art mondialisé que Castelli, en « homme universel », fut le premier à mettre en place.
Il faut lire le merveilleux livre d’Annie Cohen Solal. A travers le parcours singulier d’un juif cosmopolite natif de Trieste devenu le plus grand marchand de tableaux américain, c’est toute l’aventure historique et culturelle du vingtième siècle, riche des ses avant-gardes, mais aussi traversée par deux guerres mondiales, sans omettre la Shoah, qui est retracée, avec une érudition qui n’ôte rien à l’aspect enlevé d’un récit aux accents d’épopée.
Thierry Laurent