Ici Garel
assure sa filiation, tant il est vrai que toute
peinture digne de ce nom récapitule lhistoire
de la peinture, et jusquau courant « moderniste » qui,
via Cézanne, déstructure lespace
perspectif : la couleur sassume comme source
despace, mais sans renier lorganisation
perspective via lombre portée, ce
qui explique le régime saturé,
artificiel des tons où sincarnent
objets, personnages et fonds.
Les deux clés exigées par la divinité : chaos « organique » premier,
fond pseudo-naturel de la caverne, et lespace classique des représentations
dobjets à ombre portée, entrent donc en choc frontal,
en contrepoint, et se soutiennent comme les tenants dune clé de
voûte. Faut-il encore que ce moment de forces vacille, car tout effet
de vie est vacillement : le magma
lumineux des fonds est déjà sillonné des traces capricieuses
où nous lisons lécriture de Garel, elles font écho et
rime plastique à tous les signes précaires qui disent
les objets : arceaux de chaise assonant avec une queue doiseau, feuilles
et fleurs, parures, bijoux oscillant pour sextraire de lombre,
tout fait écho dans cet univers peuplé. À écouter
le peintre, on lentend épingler ses créations dobjets
comme « simple truc » visant à escamoter les évidences,
suggérer plutôt que tout dire est un devoir de plasticien.
Mais Garel est poussé bien plus loin : quelque chose a exigé quil
fasse exister en volume des objets chimériques, inexistants ailleurs
que dans le hasard manuel qui les a fait naître en deux dimensions,
ils font retour dans un autre tableau à partir de leur nouvelle
existence matérielle. Cest dire que lexigence de cette
divinité ne le lâche pas : faire vrai, rendre vrai par le
détour du mensonge, de lartifice, semble donc un parcours
obligé. Une contrainte majeure dont la véritable raison dêtre
réside dans le dehors de la modernité : lunivers de
facticité creuse où la photographie prétend régner
sur tout le visible, attester de tout le vrai.
La réponse de Garel à ce totalitarisme consiste à matérialiser
des objets fantasmatiques et des rejetons du hasard : photographier des
objets « pas vrais », cela les rend-il plus vrais ? Non !
mais
les peindre les fait exister !
Ni figuration réelle, ni réalisme : transe figuration.
Car il faut dire un mot de ce qui ne trouvant pas de mot se dit en peinture
: les rythmes, le sonore est au seuil des tableaux : élégance
des accents syncopés, saillie métaphorique des objets, stridence
des tons saturés, bruits et raclages des silices, musique qui râpe, écorche
et siffle sur le grondement sourd des fonds marins. Mais de mots : point.
Il fallait rien moins quune transe pour ressourcer la figuration, échapper
au cliché qui guette, ce dont attestent les rythmes croisés
où foisonnent et la trame fondamentale et les accents des objets
: à ce prix un monde est fondé, de main dhomme, pour
résister à linvasion des images machiniques. Le rite à son
tour convoque un procès pour borner la caverne : doù lattention
superstitieuse portée aux cadres où nous verrons les portiques
dun univers, un au-delà où seule la peinture permet
daccéder
« Vous qui entrez ici »
Il
vous faut frapper à ces huisseries monumentales, éprouver
les rugosités des montants qui sacralisent le ventre premier, annoncent
les frottements pigmentaires de la gésine.
Ces portiques monumentalisent encore le spectacle, consacrent la filiation
aux grands styles, font seuil à lautre monde, celui de la
peinture
et bornent la narration. Car lun des dangers qui guettent
toute figuration, cest que lennui bavard dune histoire
vous tombe dessus : chez Garel, on arrive toujours trop tard, trêve
de parlotte, il faut que le sens cède la place à la force
de la peinture et à elle seule.
Nous voilà encore avec un contrepoint paradoxal : nous assistons à la
naissance des objets mais lhistoire où ils furent impliqués
est déjà finie : nous sommes donc dans le temps où la
divinité convoquée déjà sest retirée,
ayant accompli son prodige. Restent les bribes : objets-lapsus, hésitations
de chimères, échos dans laube indécidable de
cette bouche dombre. Lhistoire se fait chuchotement : des bribes
de dialogue résonnent entre les grands ancêtres : Garel parle
avec les morts, les peintres quil a convoqués pour se protéger
de la table rase figurative de notre époque, croulant sous le poids
des images creuses.
Curieuse piété filiale que celle qui convoque Goya, Rembrandt
et dautres, en bustes estampillés, alors que Picasso nous
rappelle que lon peint par superstition, pour se protéger
de la terreur quinspire la femme, lenfant
Garel convoque
ses pères en peinture pour mettre son dire en écho de leur
oeuvre : lombre des géants tutélaires nest pas
de trop pour traverser la transe.
À vouloir mettre en perspective les moments forts ou maillons créatifs
du travail de Garel, nous retrouvons : le creuset primordial qui imprime son
régime au tableau (la lumière de la couleur) ; lespace perspectif
attesté par les ombres portées mais dont la source lumineuse
est fictionnée, indécidable - ; les objets et les figures qui naissent
de leur ombre propre, objets fantasmatiques exhaussés vers une véracité strictement
picturale. Enfin, le cadre ou portique sanctuarisant un au-delà : espace
propre à la peinture, doù les dieux se sont retirés,
ne laissant comme histoire quun écho de leur passage, le dialogue
entre les vestiges.
On mesure alors le travail acharné que la levée de ces forces
représente, et lon sinterroge sur les poussées
antagonistes qui ont pesé sur le désir de peindre « au
moins un beau tableau ». Encore.
À vouloir tenir debout la peinture, au milieu du XXe siècle, Garel
sest trouvé contraint à une considérable intervention
sur la matérialité de ses figures, ce qui au-delà de satisfaire
ses talents de sculpteur, la transformé en scénariste, mécanicien,
charpentier, éclairagiste, décorateur
La consistance de la
fiction condition incontournable de la vérité en peinture passe
pour lui par son existence en trois dimensions. Cette débauche dénergie
visant à garantir la dignité du fictionnel atteste de la nature
des forces antagonistes qui ravagent lespace de la représentation,
dans lequel nous sommes tous pris. Les fleuves dimages machiniques qui,
depuis linvention de la photographie, ont expulsé la peinture hors
de son domaine « documentaire », lont surtout dépossédée
de toute sa formidable capacité dhumanisation, telle quelle
se donne au premier clin doeil, dans le moindre Velázquez. Cest
encore le corps de la littérature qui trouva un temps son prolongement
dans la fiction au cinéma (un art qui construit plan par plan des effets
de sens en image), qui se trouve mis en pièce par la télévision
et ses avatars : celle-ci se présente bien comme une gigantesque excavation
où dégringolent « la totalité » des images possibles
du monde
mais privées de toute syntaxe, donc de véritables
effets de sens.
Faire sens, dégager un effet de vérité, passe toujours
pour lhumain par la fiction : « le mensonge vrai » pour
citer Artaud, devenu de nos jours un « mentir vital ». En essayant
déclairer le combat désespéré de Garel
pour faire tenir debout sa peinture, nous nous étions surpris à évoquer
R. L. Stevenson et son île au trésor, tel quil est convoqué dans
lun des derniers romans de Léonardo Sciascia. Le grand Sicilien,
qui fait vivre à son inspecteur de police les derniers soubresauts
dune société gangrenée par une décomposition
terminale, lui offre comme ultime refuge cette lecture denfance et
une eau forte de Dürer intitulée Le chevalier et la mort. Tel
nous apparaît Garel : précisément, lenfant puisant
dans le sable les trésors inouïs du visible nest autre
que le chevalier face à la mort de son art. Quaura-t-il réussi à sauver
dans son inlassable effort pour « rendre vrai » ? Une saveur
dont la délectation nous fait dire : « Se non é vero
e ben trovato »
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