Lettre n° 4. Philippe Garel à Mlash
(1981) :
Je vois que tu veux absolument me faire parler de Cézanne, cher
Mlash. Et je crois quil me faut dissiper un malentendu entre nous.
Tu ne me verras jamais exprimer lénormité que tu voudrais
que je dise sur lui. Cest un excellent peintre et jai le souvenir
davoir trouvé, quand je faisais les Beaux-Arts, des phrases
entières de sa correspondance qui, si elles ne mémerveillaient
pas toutes, me donnaient à réfléchir.
La question de lémotion, que tu évacues de mon travail,
mériterait quon sy arrête pourtant. Jai
en tête une phrase de Cézanne mettant sur le même plan
la sensation de la nature et la maîtrise des moyens technique du
travail (1).
Mais ce nest pas le moment, sans doute, et jen suis bien incapable
de toute façon de faire une dissertation sur cette phrase
Autant
en venir à lobjet de ton interrogation. Cézanne est
un grand peintre que jadmire, comment pourrait-il en être autrement
? Comment te dire, néanmoins ?
Je suis horrifié par
la fortune de la phrase sur « la vérité en peinture ».
Je ny vois absolument aucun intérêt. Est-ce que Cézanne
dit quil parle avec son pinceau ? La métaphore, dans ce cas,
serait plutôt réduite. Et si javais quelque chose à dire,
je chercherais à devenir écrivain.
Ce qui magace un peu, ce sont les admirateurs de Cézanne.
On veut nous faire croire que le vingtième commence avec lui, quil
y a une filiation avec Matisse et quaprès eux, il y a le groupe
Support/Surface. Je préfère pour ma part être le groupie
de Rembrandt (2). Mais laissons cela, si tu veux bien, je nai pas
lâme dun polémiste.
Je suis content de ce que tu dis de mes fusains. Eh oui ! le noir est une
couleur, nen déplaise à une définition plus
scientifique de sa valeur ; et lopposition entre la couleur et la
forme, je suis de plus en plus persuadé que cest une des propositions
qui résument lHistoire de lart en Occident, mais nest-ce
pas toi qui mas soufflé cette idée ?
Amitiés à toi. P.
(1) Il me semble que la phrase mentionnée par Philippe Garel provient
dune lettre que Cézanne adressa à Louis Aurenche, le
25 janvier 1904 : « Vous me parlez dans votre lettre de ma réalisation
en art. Je crois y parvenir chaque jour davantage, bien quun peu
péniblement. Car si la sensation forte de la nature et certes
je lai vive est la base nécessaire de toute conception
de lart, et sur laquelle repose la grandeur et la beauté de
loeuvre future, la connaissance des moyens dexprimer notre émotion
nest pas moins essentielle, et ne sacquiert que par une très
longue expérience. » La lettre est citée par Lionello
Venturi, dans son livre Cézanne, Skira, 1978, p. 105.
(2) À ma connaissance, la première mention de Rembrandt,
dans loeuvre de Philippe Garel, se trouve dans le catalogue qui accompagnait
une exposition de fusains à la galerie Albert loeb, en 1981. Philippe
dit notamment dans un entretien : « lorsque lon représente
un personnage dans un tableau on fait en sorte de le montrer, encore que
Rembrandt sarrangeait toujours pour introduire une petite lumière
sur lépaule ou sur le menton faisant du coup disparaître
toute la partie centrale. » Les premiers Hommages à Rembrandt
datent de 1988. Faut-il parler dune intuition de Philippe Garel ?
Ou bien constater que les idées, le fatras de linspiration
nest souvent que la formulation consciente de ce que lon porte
depuis longtemps ?
A. P.
Lettre n° 5 (octobre 1981)
Cher Mlash, il me semble que la discussion sur le noir, nous la poursuivons
depuis longtemps. Le carton que je tenvoie pour la prochaine expo, à la
galerie Loeb, prolonge peut-être ce quon a déjà dit.
Et ta dernière lettre à combien de mois remonte-telle
? insistait sur la valeur symbolique de cette couleur.
Mon premier mouvement est dêtre en désaccord avec toi.
Le noir nourrit les fantasmes, le noir fait peur, le noir fait penser à la
mort. Dans un premier temps. Oui, mais après ? De dire ceci, de
lécrire même, je me rends compte que ça napporte
pas grand chose à ce que je fais et surtout que ça ne correspond à rien.
Je suis assez séduit lorsque tu écris que le noir est un « point
de rencontre ». La formulation possède un rien de désinvolture
qui touche, je crois, à ce que beaucoup de gens perçoivent
de ma façon de travailler. Le point de rencontre serait ici ce qui
permet, comme tu lécris aussi, de faire le lien entre les
différentes formes que je travaille, les objets, la sculpture, le
dessin, la peinture
Tout part du noir et pour ainsi dire sy
rejoint. Cest étonnant comme, sur un fond, par exemple, une
tache de noir permet de créer de la tension là où elle
manque. Mais je ne fais pas ici lapologie de la tache, je laisse
aux peintres abstraits le soin de la faire !
Point de rencontre, oui. Tout vient et tout retourne au noir. Et cest
certain quil faut éviter dêtre trop mystique quand
on dit cela, parce que tu es poussière et tout ce qui suit, ça
empêche de voir.
Ce que jaime particulièrement dans le noir, ce sont les problèmes
techniques quil pose : question dapparition, de disparition,
de grattage, de transition vers le blanc aussi. Mais la technique aussi
nest bonne que parce quelle est ce qui doit finalement disparaître.
Et en fait, ce que jessaie de donner à voir, je crois, cest
ce qui méchappe et qui retourne au noir.
Tu ne seras sans doute pas là pour le vernissage, mais tu sais que
ton regard fait partie de ceux qui me sont précieux. Bien à toi.
Philippe |