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Dossier Gilles Ghez
Gilles Ghez ou des histoires à dormir debout
Dossier Gilles Ghez : Gilles Ghez ou des histoires à dormir debout par Gérard-Georges Lemaire
par Gérard-Georges Lemaire

La « peinture littéraire » ? C’est l’une des plus vieilles lunes du microcosme de l’art. Rien n’y fait. Leonardo da Vinci en a beau revendiquer pour la peinture le même statut que la poésie, Schelling, à sa suite, a beau tabler sur l’Ut pictura poesis (dans son « Discours des arts plastiques » de 1807, il déclare d’emblée : « L’art plastique doit être suivant la formule très ancienne une poésie muette. Sans doute l’inventeur de cette explication a-t-il voulu dire par là qu’il doit exprimer comme elle des pensées, des concepts spirituels dont la source est l’âme : non pas par la parole, mais comme la nature silencieuse au moyen de figures, de formes, d’oeuvres sensibles indépendantes d’elle-même ». (1) ), la formule a poursuivi sa carrière avec la fortune que l’on connaît. Que dire alors d’Eugène Delacroix ? A son époque, il est le plus audacieux des coloristes, il n’a pas eu peur de faire front à Ingres et à son école. Sa passion pour la picturalité pure ne l’a pas empêché un seul instant de traduire dans son langage le monde de William Shakespeare, celui de Lord Byron, ou encore celui de Walter Scott, du Tasse. Sans parler de Goethe. Son amour illimité pour la chose littéraire a été un puissant excitant mental pour mettre en branle sa quête esthétique.

Gilles Ghez, Les trois Massaïs, 2004. Chacun 65,5 x 25,5 x 8 cm. coll. privée.Gilles Ghez est un artiste « littéraire ». Non seulement il l’assume, mais aussi le revendique haut et fort. Mais il a choisi d’autres moyens que la peinture ou la sculpture, sans pour autant avoir recours aux expédients de la haute technologie. Non. Il a préféré transformer chacune de ses oeuvres en un théâtre miniature. Ce théâtre, qui a le charme des maquettes que les scénographes bâtissent pour préparer les décors des pièces et des opéras, est peut-être sa version très personnelle de l’« oeuvre totale ». A cette différence près (qui est majeure) : le spectacle qui se déroule à l’intérieur de ces chambres spéculaires n’a rien à partager, ni de près ni de loin, avec les ressorts dramatiques de la scène. Il est le créateur d’un autre genre de théâtre qui ne se sert ni des mots, ni des notes.


Gilles Ghez a toujours envisagé son oeuvre comme l’invention d’un « roman plastique ». Mais il n’inspire pas directement d’un ouvrage de fiction. Quelque soit son point de départ, ses sources, ses inspirations, ses admirations, le seul roman qu’il mâture lui appartient en propre. L’Inde fantôme (2001), qui est sans doute l’une de ses créations les plus impressionnantes par ses dimensions et la richesse exubérante de sa fantasmagorie, ne se réfère à aucun auteur connu et ne transpose aucun livre. Bien entendu, on y retrouve les Indes magiques de Kipling, mais aussi celles d’Evelyn Waugh. Elle a aussi quelque chose qui évoque des films d’autrefois. Mais ce serait sans compter les albums illustrés de son enfance et bien d’autres lectures encore. Son intention est de planter un décor qui ne vise ni le réalisme ni même un semblant de véracité historique : les époque se chevauchent, les chapitres se bousculent. Le palais (dans le pur style des Mille et Une Nuits et des films exotiques en technicolor), l’éléphant, l’immense transatlantique à quai, les cavaliers qui chargent une petite foule d’indigènes, tout contribue à engendrer d’une part la « couleur locale » et, de l’autre, un récit. Mais quel récit ? Celui-ci n’est pas explicite. Il n’a ni début ni fin. Il implique des épisodes qui apparaissent simultanément à nos yeux et que nous pouvons rattacher les uns aux autres au gré de notre fantaisie, en isolant un moment particulier ou en avançant une logique qui, en fin compte, ne dépend que de nous. L’artiste s’est raconté son histoire. Il nous la délivre pour que de cette dernière nous en soutirions de nouvelles. Seule demeure le « tableau » qui se déploie ici comme un panorama ou un diorama du XIX e siècle. Sa stratégie consiste à nous faire entrer dans l’espace de la fiction et de construire une narration dans les règles à partir des éléments qu’il nous offre.En somme, c’est un roman en kit. Notre roman. Mais à l’intérieur du sien.

Gilles Ghez, L’Âge de bronze, 1997. 120 x 120 x 21 cm. coll. Fondation Guerlain.D’une fantasmagorie intime – faite à l’instar des jeux des enfants, quand ils animent des soldats de plomb ou les personnages de la maison de poupées –, il fabrique le périple d’un héros qui aurait la boulimie d’aventure dans le droit fil d’Alexandre Dumas, le goût du mystère d’un conte métaphysique à la Borges, et la douce ironie d’un pastiche. Gilles Ghez est un rhapsode dadaïste, par conséquent une extraordinaire contradiction dans les termes. Et un maître du Nouveau roman puisque les mises en scène qu’il propose ne sont pas de simples histoire, mais l’exposition des mécanismes mêmes de la fiction. Pour l’art est une machine à transposer le monde en fonctions des lois hautement arbitraires de l’imagination. Dans son esprit, les affabulations de l’enfance et le souvenirs des lectures de grands auteurs se mélangent et s’interpénètrent. Mais ils ne fusionnent pas tout à fait. Il y a une faille – un doute. C’est par se biais qu’il impose l’originalité de sa démarche et aussi sa belle et fascinante ambiguïté.

A l’intérieur de ses boîtes, il a enfermé des roman à double, à triple fonds. Les récits qu’il y a agencés ont leur cohérence plastique. Ils existent tels quels. Mais ils demeurent énigmatiques. A la poursuite de la gloire (2003), pour prendre un exemple parmi cent, montre une coupe « géologique » du cimetière de Montmartre, avec ses tombes et ses monuments funéraires plongés dans une semi obscurité. Celui-ci est surmonté par l’étrange pont en fer qui le partage en deux. Sur ce pont, un homme (l’artiste) pousse un chariot tandis qu’une femme vêtue d’une longue robe blanche et portant une couronne sur son voile marche devant lui, comme en extase. En contrebas, au milieu du silence glacée de la mort, une jeune femme est assise sur une dalle et nous tourne le dos. Cette scène, aussi surprenante et onirique soit-elle, détient sa propre logique. Mais sitôt qu’on tente de se l’expliquer ou de se la raconter, elle prend alors la tournure d’un rébus, d’une énigme à résoudre. Le rapprochement curieux (extravagant) de ces figures en ce lieu si curieux en soi au-delà de la place Clichy a sans doute quelque chose de surréaliste. Mais ce n’est pas l’insolite qui est intéressant ou l’association de séquences faisant naître un sentiment d’étrangeté. Le fil secret qui les réunit est l’objet même de l’oeuvre. A nous de nous transformer en enquêteur.

Un indice devrait nous aider puisque nous sommes mis en demeure d’ébaucher une oeuvre à partir de l’oeuvre tangible qui se présente à notre regard : on le sait, l’artiste se représente volontiers au sein de ses « tableaux ». C’est lui qu’on voit en costume d’explorateur, de dos, scrutant le lointain, dans Les Mines du roi Salomon (2004), c’est encore lui qui est attablé en face de nous devant un plat épicé en brandissant ses couverts, son ombre se projetant sur un haut mur tapissé entièrement d’affiches figurant des bouteilles de tabasco et orné de deux rangées de piments rouges d’une taille démesurée dans Tabascopie (2004). Et c’est toujours lui qui est juché au faîte d’une canne géante, un parasol ouvert tenu à bout de bras, devant le Fuji Yama dans La 39 e vue du mont Fuji (2004).

Gilles Ghez, Deux apparitions de Joseph Conrad, 2005. 31 x 31 x 16 cm. coll. privée. & Gilles Ghez, Short and short, 1991. 74 x 74 x 26 cm. coll. privée
Et quand il rend explicitement hommage à un de ses écrivains de prédilection, c’est encore lui qui fait son apparition au coeur du récit. C’est lui qui accompagne Paul Morand dans sa promenade champêtre tandis qu’un train passe à grande vitesse sur un pont. Et c’est lui l’homme mécanique avec une grosse clef dans le dos qui se multiplie dans un espace distordu composé d’un damier aux cases grises et noires quand il évoque Franz Kafka.

Gilles Ghez a assumé son A Rebours. Il est allé à contre-courant. Et, paradoxalement, on le comprend aujourd’hui, il est l’auteur d’une oeuvre qui est capable de conjuguer modernité et nostalgie avec la plus haute intelligence, avec ironie et avec un sens subtil du jeu plastique, si précieux, si rare.

Gérard-Georges Lemaire
(1) Textes esthétiques, F. W. J. Schelling, traduit de l’allemand par Alain Pernet, présentation
par Xavier Rilliette, Klincksieck, 2005, p. 157.
mis en ligne le 05/01/2006
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