La constante historique du refus du modernisme artistique
La polémique sur l’art contemporain, une particularité française, ouverte au début des années 90 par la revue Esprit, a atteint un sommet avec l’article de Jean Baudrillard du 20 mai 1996 (Libération) dans lequel le philosophe déclarait l’art contemporain « nul » et se moquait de ceux « qui n’ont pas compris qu’il n’y avait rien à comprendre ». Là, en effet, était la question. Baudrillard précisait quelques jours plus tard, à propos du seul artiste cité dans son texte que « si je fais de Warhol un point de repère, c’est qu’il est hors des limites de l’art… » Ce reproche était particulièrement significatif d’une méconnaissance de l’histoire de l’art, constituée des innovations formelles par lesquelles les plus grands artistes ont précisément franchi les limites convenues de l’art en leur temps, rencontrant de ce fait l’incompréhension (et par conséquent l’hostilité) de la plupart de leurs contemporains. Qu’il suffise de rappeler trois exemples célèbres : ceux de Tintoret, Manet et Picasso.
Quand on ne comprend pas une œuvre, on la trouve laide
Le Miracle de l’Esclave, présenté par Tintoret aux Vénitiens en 1548, déclenche un scandale alors qu’il a respecté, croit-il, toutes les prescriptions du classicisme selon Titien. Mais, comme l’a admirablement observé Jean-Paul Sartre, Tintoret, en faisant subir les effets de la pesanteur à un personnage céleste alors que l’idée même de pesanteur est inimaginable de son temps, a commis une faute impardonnable. Certains Vénitiens rient, beaucoup sont en colère sans savoir pourquoi : ils ne peuvent dire ce qui les dérange, mais ils sentent bien que, dans ce tableau apparemment si bien ordonné, quelque chose ne va pas, qu’ils nomment laideur. Ainsi, observe Sartre, « la Laideur n’est pas la pure apparence sensible du désordre : c’est celle de l’ordre au contraire, en tant qu’il est rongé par un désordre plus ou moins caché. »
L’artiste novateur ne sait pas toujours ce qu’il fait
Un plus de trois siècles plus tard, le peintre Edouard Manet déclenche à son tour un scandale avec un seul tableau, Olympia (1863, admis au Salon officiel en 1865), ce qui l’étonne, puisqu’il sait qu’il a peint un chef d’œuvre, mais sans pouvoir élucider les raisons de son rejet. Ainsi que l’ont vu Georges Bataille (Manet, Skira/Flammarion, 1955-1983) et Pierre Daix (L’Aveuglement devant la peinture, Gallimard, 1971), la source du scandale est à chercher dans la peinture proprement dite. Lorsqu’il peint Victorine Meurent, son modèle favori, Manet produit du réalisme sans volonté d’en faire, car sa vocation est de réaliser des tableaux sans autre justification que la peinture elle-même. En un mot, il y a scandale parce que Manet, fou de peinture, ne peint que la chose à peindre en oubliant d’y ajouter une histoire, fût-elle ténue, comme dans n’importe quelle scène de genre classique.