L’importance historique de Marcel Duchamp
Marcel Duchamp est entré, dès son vivant, dans sa propre légende,
qu’il a observée avec ironie, notamment en compagnie du critique
Pierre Cabanne en 1967, un an avant sa mort (Marcel Duchamp, ingénieur
du temps perdu, Somogy, réédition 1995). André Breton,
le fondateur du surréalisme, avait qualifié Duchamp d’ « homme
le plus intelligent du siècle », sans encore savoir cependant
que sa démarche deviendrait la référence obligatoire
de l’art à venir, en tout cas de la totalité de ce que
l’on appelle les avant-gardes et l’art contemporain. Son comportement
fut un enseignement par lui-même, dont un musicien aussi important
que John Cage ou un peintre aussi considérable que Roberto Matta s’inspirèrent
dès le début des années quarante. Duchamp fut le premier à déclarer « mon
art serait de vivre » et il sut en tirer toutes les conséquences :
la mise à mort programmée de toutes les formes d’expression
antérieures et l’arrêt total de toute production à caractère
esthétique.
Mieux encore – si l’on peut dire, car les contestataires voient
en lui l’origine de la grave crise créative qui, selon eux, affecterait
l’art depuis le milieu du XXe siècle – , les protagonistes
de l’Art minimal (les Américains Bruce Nauman et Robert Morris
en particulier), de l’art conceptuel et de l’art corporel (Body
art) ont effectivement proclamé que leurs démarches respectives
avaient pour fondement tel ou tel aspect de l’œuvre de Duchamp.
Enfin, plus récemment, les « simulationnistes » new
yorkais et les artistes dits « de l’objet » (Bertrand
Lavier en France, par exemple) reprennent ses attitudes, adaptent sa stratégie
de l’ « objet déjà prêt » (
ou ready-made, traduction du concept de « tout fait » emprunté par
Duchamp à Henri Bergson dans son livre Le Rire), et font ainsi
de Duchamp un artiste perpétuellement vivant.
Il apparaît aujourd’hui, qu’entre 1911 et 1935, Marcel Duchamp
a initié les divers courants artistiques qui deviendront le Pop Art
et le néo-dadaïsme, l’Op Art (art optique) et le cinétisme
(des objets en mouvement participent à la manifestation plastique de
l’œuvre comme dans sa Rotative plaques de verre (optique de
précision) de 1920. L’Hyperréalisme lui doit beaucoup,
ainsi qu’une multitude de démarches individuelles, de Joseph Beuys à Gérard
Garouste. Par ailleurs, les Nouveaux Réalistes (Yves Klein, Daniel Spoerri,
Arman, César, Martial Raysse, Tinguely) et le mouvement Fluxus reconnurent
lui devoir leurs conceptions de l’art d’attitude, c’est-à-dire
une forme d’expression reposant avant tout sur la présence et
la prise de position intellectuelle de l’artiste. Tout l’ « anti-art » qui
a prospéré en Occident depuis lors vient de là. L’exigence
de Duchamp, son ingéniosité, son humour caustique et son absolue
rigueur morale (il n’a voulu ni honneurs, ni argent, vivant de sa science
du jeu d’échecs) ont fait de lui un pôle d’attraction – parfois
aussi de répulsion – dont la puissance n’a pas faibli jusqu’à nos
jours.
Duchamp, annonciateur de l’art contemporain
Duchamp a découvert les lois sociologiques quasi déterministes nommées par lui « lois de la pesanteur » qui, si on les respecte comme il l’a lui-même fait dans l’opération de « symétrie commanditée » de 1912-1917, propulsent n’importe quel objet, même le plus radicalement étranger à ce que l’on appelait jusque-là art, à la reconnaissance des institutions et du public, bref de la postérité qu’il appelait la « Mariée ». Cette dernière, toujours désirée par « le célibataire » (allégorie du peintre représenté par une broyeuse de chocolat, qui ne peut atteindre l’objet de son désir dans La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1911-1923, Musée de Philadelphie) est au centre d’une réflexion qui éclaire les contradictions apparentes dans lesquelles se débat l’art contemporain. Doué d’une intelligence exceptionnelle, mais pas assez bon peintre pour pouvoir espérer égaler Picasso, Marcel Duchamp a choisi une autre voie, qui l’a conduit à découvrir les lois sociologiques par lesquelles un objet quelconque peut être considéré comme de l’art. Il a, de la sorte, réussi à transformer un objet absolument banal, dit vulgairement pissotière, en l’œuvre paradigmatique de l’art moderne et contemporain. Ses admirateurs comme ses détracteurs, n’ont pas cessé, depuis le milieu du XXe siècle de poser cette question : par quelles déterminations un urinoir est-il parvenu au statut de chef d’œuvre de l’art de toute une époque ?
Jean-Luc Chalumeau