Bonnes feuilles
Jean-Luc Chalumeau publie ces jours-ci un nouveau livre, COMPRENDRE L’ART CONTEMPORAIN (éditions du Chêne), dont nous publions l’introduction en bonnes feuilles


La responsabilité historique de Picasso

Le cas des Demoiselles d’Avignon, tableau peint par Picasso en 1907, est peut-être plus significatif encore : il s’agit de l’un des tableaux capitaux du XXe siècle, « le premier à être vraiment du XXe siècle » selon Edward Fry. Or il fut tellement mal accueilli par les amis les plus proches de l’artiste (Max Jacob, Guillaume Apollinaire, Georges Braque…) qu’il n’eut pas l’occasion de faire scandale puisque Picasso roula la toile dans son atelier jusqu’à ce qu’André Breton la fasse acheter par le couturier Jacques Doucet, et que ses héritiers, horrifiés, s’en débarrassent en la vendant en 1938 au MOMA dont le directeur, Alfred Barr, avait eu le premier l’intuition qu’il s’agissait d’une œuvre exceptionnelle, une des rares, selon lui, « où l’arrogance du génie s’affirme avec autant de force ». Mais Barr ne savait pas exactement pourquoi, et il est peu d’œuvres qui ont suscité autant de contresens avant que deux historiens de l’art américains, Leo Steinberg et William Rubin, en donnent une interprétation convaincante, soixante-dix ans après sa création. Il fallait que les deux femmes de droite soient encore plus agressives que les trois de gauche pour qu’elles apparaissent en rupture stylistique par rapport au reste de la composition. « Ce que tente Picasso couvre de son ombre toute une part, immense, de l’art du XXe siècle, écrit Leo Steinberg. Il fait bien plus que mettre en cause la perspective traditionnellement centrée (…) Le défi fondamental que lance Picasso porte sur l’idée que la cohérence de l’œuvre d’art exige une cohérence de style entre les choses représentées. »
Si, depuis Picasso, les styles ne sont plus que des « objets à peindre » et si l’on peut les mélanger, ce qui était impensable jusque là et permettra les variantes du post-modernisme, voici venu le temps, il est vrai, de toutes les audaces ou pseudo-audaces, des ruptures formelles ou travestissements plus ou moins cyniques de pseudo-ruptures.

mis en ligne le 11/05/2010
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