Mireille Loup.
Autoportrait, autofiction : le je(u) et le masque
Et c'est bien aussi l'enjeu du travail de Mireille Loup. L'autoportrait ici n'a d'importance que dans la mesure où il met en place les éléments d'une fiction qui va bien au-delà de Mireille Loup en tant qu'individu. Autofiction, certes, puisqu'elle s'invente des personnages, mais fiction avant tout. D'ailleurs, c'est très significativement que son œuvre s'oriente vers la fiction narrative. Si l'on regarde des séries comme celles qui forment Christophe, Anne, la photographe et leurs amis, (1994), par exemple, on se rend compte que ce qui fait récit narratif ne tient pas qu'au principe de la série, mais à ce que chaque photo fonctionne comme un micro-récit. Bien sûr, c'est propre au principe même de la photo, mais ce qui caractérise celles-ci, c'est la présence d'un élément textuel légendant l'image. Cet élément textuel n'est ni descriptif ni informatif, il s'énonce dans un décalage avec l'image qui construit la fiction, ou plus exactement, qui permet au regardeur de construire sa fiction. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. La fiction chez Mireille Loup ne constitue pas un ensemble donné que le regardeur aurait à découvrir au fil de son parcours ou de sa lecture. Elle fonctionne comme une œuvre ouverte, une œuvre où sont présentes un certain nombre de données à partir desquelles le regardeur va puiser les éléments de sa propre construction. À cet égard, le dispositif d'exposition mis en place pour Une femme de trente ans est tout à fait révélateur. Révélateur aussi le fait qu'un même élément narratif puisse donner lieu à quatre dispositifs fictionnels différents, entre le livre, la vidéo projection, le site Internet, et l'exposition photographique. Et aucun de ces dispositifs n'est redondant par rapport aux autres. Il s'agit à chaque fois d'une expérience différente pour le regardeur. Et la différence ne vient pas seulement du fait que les dispositifs sont différents du point de vue du support, elle vient essentiellement du fait que chaque dispositif installe une expérience intime singulière entre le regardeur et l'œuvre.
Une femme de trente ans n'a rien d'un récit autobiographique, Mireille Loup s'en défend à juste titre. Et s'il n'y a pas autobiographie, ce n'est pas seulement parce que les marqueurs énonciatifs du récit ne renvoient pas directement à elle : le fait que ce récit est raconté à la troisième personne, qu'il soit dit par un homme, etc., mais aussi parce que, outre les éléments du dispositif que je viens d'énoncer, certaines photos contiennent des éléments visuels qui énoncent clairement que nous ne sommes pas dans la restitution pure et simple d'éléments vécus, mais que nous sommes bien dans la fiction, je veux parler ici des transformations qu'elle a effectuées sur le visage des personnages masculins. Rien, parmi les éléments narratifs du récit, n'explique ces transformations. Ces transformations fonctionnent comme des marqueurs de fiction.
Ces visages sont masqués par leur déformation numérique, non pas parce que l'auteur ne voulait pas qu'on les reconnaisse, mais pour énoncer qu'ils sont dans une fiction, que cette fiction, comme toute fiction, est un leurre. Un leurre au sens où elle nous oblige à repenser le réel en ce que la fiction est un réel potentiel, un réel qui aurait pu avoir lieu ou qui pourrait avoir lieu. Pas dans les termes exacts de la fiction, bien sûr, mais dans la façon dont elle accroche le réel en le distordant. La fiction est un regard sur le réel à partir d'un point qui se situerait hors du réel, en marge de celui-ci. Et l'on sait très bien que la meilleure place pour étudier un phénomène n'est pas d'être au cœur de ce phénomène, mais à l'extérieur. Nous voyons bien ici qu'il serait vain de chercher à opposer réel et fiction, ils ne s'opposent pas, ils sont interdépendants et se nourrissent mutuellement.