Les artistes et les expos

Mireille Loup.
Autoportrait, autofiction : le je(u) et le masque

par Xavier Lambert

Une des œuvres que j’ai réalisées, Panoptique Identitaire [9] , par exemple, met en scène des autoportraits qui sont dans une totale ambiguïté par rapport au statut de l'autoportrait. Cette ambiguïté n'est pas de la même nature que celle que j'ai décrite précédemment chez Mireille Loup ou Cindy Sherman. Le visage est parfaitement reconnaissable, et n'est sujet à aucune modification. Il s'agit même tout le temps du même visage systématiquement répété. C'est la mise en espace de ce visage qui change, car les différents autoportraits de cette œuvre sont à chaque fois le produit d'une greffe. À chaque fois, mon visage a été greffé numériquement sur des corps différents. Et ces corps ne procèdent en rien de mon histoire personnelle, dans leur genèse tout au moins, puisqu'il s'agit de vieilles photos trouvées dans des brocantes ou des vide-greniers. Il s'agit donc d'images qui ont leur propre histoire, qui relèvent d'un « ça a été », pour reprendre l'expression de Roland Barthes. En greffant mon visage à la place de celui des photos, je les prive ainsi de leur histoire, mais je prive aussi mon visage de sa propre histoire, celle qui fait qu'il renvoie à l'individu que je suis. Car si je reste reconnaissable à travers ces portraits, les conditions même de la photo, les éléments énonciatifs de chaque photo, à la fois sur le plan de la technique et sur celui du sujet représenté, font que ça ne peut pas être moi. Il y a contamination réciproque entre les deux sources qui constituent ici l'image numérique, et cette contamination a pour conséquence que l'image perd le statut du « ça a été » qui caractérise toute photographie, pour révéler un « ailleurs » qui ne se situe plus dans le temps ni dans l'espace de la prise de vue.

Mais si autoportrait et autofiction sont des jeux de masque, ils ne sont pas pour autant gratuits. Aucun jeu n'est gratuit, d'ailleurs. Le jeu est un espace de rencontre avec l'altérité. On dit bien « se prendre au jeu », or, selon Le Robert, « se prendre » c'est d'abord « être mis en main [10] ». Se prendre, c'est donc se déposséder, et nous nous retrouvons finalement dans le même rapport à soi qu'avec le masque. Dans son film Orphée, Cocteau fait du miroir le lieu de passage de la mort pour venir chercher les âmes et les emmener aux enfers. Passer de l'autre côté du miroir, c'est suivre le chemin de la mort. Maurice Blanchot nous explique à propos du mythe d'Orphée, que :

« De même que le poète n'existe qu'en face du poème et comme après lui, bien qu'il soit nécessaire qu'il y ait d'abord un poète pour qu'il y ait le poème, (…) cela signifie que l'œuvre est elle-même une expérience de la mort dont il semble qu'il faille disposer préalablement pour parvenir à l'œuvre, et après l'œuvre à la mort.[11] »

Ce que montre le mythe d'Orphée, c'est qu'il n'y a que l'artiste et la mort qui peuvent traverser le miroir dans les deux sens. Mais si pour la mort c'est un passage naturel, ça n'est possible pour l'artiste que par ce que l'acte de création demande un tel investissement qu'il représente une mise en danger permanente de soi-même, qu'il n'y a pas de création artistique sans cette mise en danger, sans que l'artiste ne soit contraint de côtoyer la mort et d'en revenir. Mais s'il en revient, il n'est déjà plus lui-même, il est avant tout son œuvre.

Dans le film de Cocteau, Orphée ne peut traverser le miroir que s'il revêt des gants spéciaux. Or, le gant est pour la main ce que le masque est pour le visage. Peut-on alors penser que le masque de l'autoportrait et de la fiction sont, pour l'artiste, les gants qui lui permettent de traverser le miroir parce qu'ils le situent déjà dans l'altérité ?

Xavier Lambert

[9] Panoptique identitaire, œuvre interactive sur CD-Rom, Xavier Lambert
[10] Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1989, p. 1517
[11] Maurice Blanchot, L'espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, Folio, p. 114

Les artistes et les expos : Mireille Loup. Autoportrait, autofiction : le je(u) et le masque par Xavier Lambert
mis en ligne le 11/07/2010
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