Mireille Loup.
Autoportrait, autofiction : le je(u) et le masque
Si le masque inscrit l'altérité la plus radicale, c'est parce qu'il implique la contiguïté. L'espace du masque au corps est un espace contigu comme l'espace du reflet à soi. Si l'altérité qu'il manifeste est si radicale, ce n'est pas parce qu'elle nous situe dans un ailleurs qui n'a rien de commun avec l'ici et le maintenant. Cette altérité est de l'ordre de l'inquiétante familiarité. Rien d'exotique dans cette altérité, au contraire. Elle est inquiétante parce qu'elle nous est familière, mais le pli dans lequel elle s'inscrit nous la rend étrangère. C'est là tout le concept d'"inquiétante étrangeté" tel que l'a défini Freud. Et c'est justement dans ce rapport à l'inquiétante familiarité que se situe la question de l'autofiction et de l'autoportrait dans l'art contemporain.« Le dédoublement du visage en masque, la superposition du second au premier qui le rend méconnaissable, supposent une aliénation par rapport à soi-même, une prise en charge par le dieu qui vous passe la bride et les rênes, qui vous chevauche et vous entraîne en son galop ; il s'établit par conséquent, entre l'homme et le dieu, une contiguïté, un échange de statut qui peut aller jusqu'à la confusion, l'identification, mais dans cette proximité même s'instaure l'arrachement à soi, la projection dans une altérité radicale, la distance la plus grande, le dépaysement le plus complet s'inscrivant dans l'intimité et le contact.[7] »
L'autofiction et l'autoportrait ne sont rien d'autre que des jeux de masques. Lorsque, par exemple, à travers ma propre pratique artistique je mets en scène l'autoportrait, il ne s'agit pas d'un désir égocentrique de multiplier ma propre image, mais bien au contraire de tenter par la multiplication d'en épuiser le sens, de la priver de tous les affects qui peuvent la lier à moi, d'arriver à cet état de doute que ressent Roquentin, dans La Nausée de Sartre, devant le reflet de son visage dans le miroir : « Je plaque ma main gauche contre ma joue, je tire sur la peau, je me fais la grimace. Toute une moitié de mon visage cède, la moitié gauche de ma bouche se tord et s'enfle, en découvrant une dent, l'orbite s'ouvre sur un globe blanc, sur une chair rose et saignante.[8] » Roquentin, en analysant un par un les constituants de son visage, le prive de sa cohérence, détruit la cohérence qui fait qu'un visage est un visage. Le visage n'a de sens qu'en tant qu'il renvoie à un ensemble. Décomposer cet ensemble, au sens d'en énumérer les composants, c'est inscrire sa décomposition au sens de l'altération de sa substance.
[6] Jean-Thierry Maertens, Ritologie 3. Le masque et le miroir, Paris, Aubier
collection Étranges Étrangers
[7] Jean-Pierre Vernant, Figure, idole et masque, Conférences, essais
et leçons du Collège de France, Paris, Julliard, 1990, p. 115
[8] Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938, Folio, 1979,
p. 35