Mireille Loup.
Autoportrait, autofiction : le je(u) et le masque
Reste posée la question du statut de l'autofiction. On pourrait dire que toute fiction est une autofiction, comme tout portrait est un autoportrait. C'est vrai, mais ce n'est pas suffisant. L'autofiction est un espace fictionnel dans lequel le narrateur, l'auteur, se met en scène, que la narration se déroule à la première personne ou non. Ce qui est significatif dans le champ des arts plastiques, c'est que les autofictions sont rarement des œuvres uniques, mais que bien souvent elles fondent une démarche qui va concerner l'essentiel des œuvres d'un(e) artiste. C'est caractéristique des exemples que j'ai cités tout à l'heure. Or, en plus de ce qui fonde ces démarches c'est qu'elles posent de façon singulière la question du rapport de l'artiste à l'œuvre dans le procès de la réalisation de l'œuvre. Quel est le statut de l'artiste, quel est le statut de l'œuvre dans ce couple ? En d'autres termes, est-ce que l'artiste n'est pas déjà lui-même l'œuvre ? La question peut paraître un peu futile a priori, mais si l'on regarde la question de la création artistique depuis la fin du XIXe, notamment depuis Van Gogh, elle mérite qu'on s'y attache. Lorsque Van Gogh se coupe l'oreille et se peint avec l'oreille coupée, il ne s'agit pas là d'un épisode anecdotique de sa vie personnelle. Il s'agit surtout pour lui d'éprouver sa place en tant qu'artiste au regard de son œuvre. Se couper l'oreille, c'est faire corps avec l'œuvre, puisqu'il se peint avec l'oreille coupée, mais c'et aussi une façon de s'interroger sur sa réalité d'artiste en tant qu'individu par rapport à l'œuvre, en d'autres termes, c'est poser la question : « Qui suis-je en dehors de l'œuvre ? », ou peut-être, formulée autrement : « Qu'est-ce qui fonde ma légitimité ? ». Et à travers ces questions arrive nécessairement l'interrogation suivante : « Est-ce l'artiste qui fait l'œuvre ou l'œuvre qui fait l'artiste ? »
Cela peut apparaître comme un problème existentiel superflu, ça l'est peut-être. Mais si l'on se réfère aux nombreux exemples d'artistes dont la vie et l'œuvre ont été étroitement mêlées, c'est une question que l'on ne peut pas évacuer. J'ai parlé de Van Gogh, mais je pourrais parler aussi de Andy Warhol qui a fait de sa vie-même une œuvre d'art. Je pourrais parler aussi de Orlan et des transformations chirurgicales qu'elle a effectuées sur son visage au cours de ses performances, ou des implants qu'elle s'est fait poser sur le front et qui définissent ainsi son image. Je pourrais parler enfin de Michel Journiac qui, au cours de sa performance Messe pour un corps, propose aux participants de manger du boudin réalisé avec son propre sang. D'ailleurs, à propos de Michel Journiac, Éliane Chiron note que :
« Le jour de la Messe pour un corps Michel Journiac, habillé haute couture à la mode de l'époque des cols Mao, est très mince, très élégant. À partir de ce jour, à partir de cette photographie, qui transfère et fige son corps en représentation et le fait entrer dans la célébrité, Michel Journiac est condamné à rester jeune et mince. [5] »
À partir du moment où l'artiste construit son œuvre à partir de sa propre image, celle-ci ne lui appartient plus. Et si sa propre image ne lui appartient plus, il s'altérise, il devient autre ; prisonnier de sa propre fiction, il est passé de l'autre côté du miroir car c'est lui, alors qui est condamné à ressembler à son propre reflet. Et c'est peut-être ça, finalement qui caractérise la création artistique, cette capacité à passer de l'autre côté du miroir.
[5] Éliane Chiron, "L'art comme événement – Journiac, Beuys, Duchamp", L'enjeu de la représentation : le corps – Michel Journiac, actes de colloques 1987 et 1996, Paris, ed. du CERAP, 1998, p. 30