Profusion et totalité
Dans l’atelier de ChantalPetit, je comprends que ce peintre est posé au
centre de l’univers comme au cœur d’une arche gigantesque :
le monde n’est pas devant lui mais le cerne, l’ensevelit parfois, l’enivre
souvent, le déborde toujours ; le peintre est devant le chaos
des objets multiples (des êtres, des paysages), le chaos des tableaux
qui le précèdent (les œuvres d’autres peintres
au long du temps), le chaos des sensations (bruits, éclats, caresses)… Comment
survivre à la profusion du visible et de l’audible ? Peut-être
en musiquant ce chaos, en le ressaisissant en une totalité, fût-elle
trouée, lacunaire ou fragmentée, et en la mettant en récit.
Voilà sans doute le pourquoi de cette propension, chez elle, à fabriquer
ce qui nous apparaît comme de Grands Récits : parce que
chaque élément du chaos est relié horizontalement à tous
les éléments présents dans le monde, et verticalement
(dans le temps), à tous ceux qui furent et dont il nous reste trace
sous forme d’œuvres. Le peintre est là pour rendre visibles
ces liens. Perception et synthèse des strates temporelles – pensée-saisie
qui est l’humanité même (et l’art).
Ainsi peut-on considérer « Le Festin des Dieux » comme
un aboutissement. Il fait voisiner un homme primitif et un Martien, une carafe
de vin et un hamburger, un animal et des figures du Caravage ou de Van Gogh… Assemblage
d’objets mais aussi de pratiques du monde : par exemple ici, Rembrandt
côtoie un âne et un chaman – soit : la peinture, le
labeur et la magie allant d’un même pas. Récit-monde dans
lequel le spectateur circule, comme un soleil au centre de cette mouvante
constellation. Aboutissement (provisoire) mais folie : je ne suis pas
sûre du nombre de toiles (trente-trois, je crois), et « Le
Festin » n’est peut-être pas terminé – car
il n’a pas de raison de s’achever, la profusion du monde est
sans limite ni rivage.
Lorsqu’on revoit les œuvres depuis les années 80, c’est
le même sentiment de profusion et de constellation qui domine :
dans l’œil du beau « Caméléon » de
1987 se devine une montagne, une de ces « Montagnes » peintes
la même année qui semblent illuminées de l’intérieur,
et qui se sont aussi instillées dans ces « Nourritures »,
pain, vin, farines, grenade… Et illumination encore dans ces pièces
vides où la lumière extérieure à grands flots
se déverse (« Les heures », 1987-88). Feu, lave,
bain d’or, de cet or du monde, or du temps, qu’on retrouvera
dans les éblouissants « Paysages » récents
(2009)