Les Transfigures
Dans cet atelier, j’ai vu partout surgir ces êtres, mi-géants
(inquiétants-bienveillants), mi-figures archaïques, héritées
d’un imaginaire que l’Occident a emprunté aux peuples
primitifs, Égypte, Afrique, Océanie – on ne sait trop,
pourtant on les reconnaît, elles sont « classiques » à leur
manière (de statue). Le peintre les nomme demi-dieux, couples, petites
idoles ou figures humaines qui viennent à la rencontre des maîtres
de la peinture européenne, ou des baigneurs sur la plage (« Vacances
en enfer »), ou des occupants du Panthéon : en 2000,
quand le centre des monuments nationaux (MONUM) lui a proposé de
fêter le nouveau millénaire, elle a pensé installer
ses grandes statues (entre deux et neuf mètres) dans l’auguste
demeure de la postérité reconnaissante, seules ou en groupe,
entières ou en morceaux, afin de « peupler le Panthéon »,
cette maison des grands hommes, expression qu’elle a prise au mot.
Elles sont ainsi devenues « Voyageurs immobiles »,
tombées, dit-elle encore, comme de « l’atelier
du dieu Pan ».
Plus tard, elle les a associées à des séries de grandes
peintures qu’elle a appelées « Transfigures bleues »,
puis « Transfigures argent ». Une grande partie de
son travail, de 1995 à 2001, s’intitule « Transfigures »,
devenu terme générique pour toute l’œuvre de
cette période. Et soudain on se demande : un peintre ferait-il
jamais autre chose que trans-figurer ? Outre la dimension alchimique
et spirituelle de la notion (transformer la boue en or, accéder à la
beauté supérieure), on y trouve l’idée du mouvement
et celle du transfert de sens. Une première série (1995),
inspirée par la lecture du Livre des morts
tibétain, jouait
par exemple sur les transformations successives des corps après
la mort. Dans les tableaux qui suivent, on peut penser qu’il s’agit
de figures arrivées d’un autre monde (d’un autre pays),
figures trans, donc, ou d’un autre temps – trans-générations.
Mais là encore, il s’agit d’embrasser une totalité.
Car, de façon surprenante et inventive, le mot a aussi donné son
titre à une installation merveilleuse sous-titrée « Partitions
pour terre, eau et feu » (1996/97). ChantalPetit s’est
inspirée d’une mention des « Pneumatiques » d’Héron
d’Alexandrie, trouvée chez Philon de Byzance, machines à produire
le souffle « grâce à la combinaison de l’air,
du feu, de l’eau et de la terre », et propres à « susciter
l’admiration et l’étonnement ». Dans ses « Partitions »,
les transfigures sont devenues des formes creuses, faites à la main,
proches mais dissemblables, comme des déclinaisons à partir
d’une même espèce, « calices, coupes, coquilles,
urnes, cellules vidées, corps vidés, mont de vénus, œufs éclos
d’une nouvelle espèce, nids, réceptacles, bénitiers,
termitières construites par des insectes d’une autre planète… »,
dit le peintre. Ces formes sont clouées sur le mur et redoublées
par leurs ombres portées peintes aux différentes heures du
jour – quand la lumière réelle arrive, ombres peintes
et ombres réelles s’entrelacent. La merveille consiste à avoir
animé ces formes avec l’eau et le feu qui « rebondissent
de l’une à l’autre, s’entremêlent et se
conjuguent avec des intensités et des densités différentes »,
sans oublier les couleurs changeantes du feu et les différents sons :
bruits de la combustion et du ruissellement de l’eau. Trans-port
donc, « pour l’eau delà », s’amuse
le peintre. Les coupelles, qui s’éclairent au gaz et laissent
jaillir l’eau selon trois partitions de deux à cinq minutes,
se déclenchent quand on l’a programmé, à heures
fixes ou lors du passage du public.
Ici donc, la transfigure associe rien moins que les quatre éléments,
et elle reproduit cette manifestation essentielle de la vie, habituellement
insaisissable pour le plasticien : le souffle. Par ailleurs ces formes
ne narrent rien, pas plus que les tableaux elles ne racontent d’histoire :
on aura compris que pour ChantalPetit, restituer le visible n’est
pas proposer des histoires mais assurer des continuités.