L’Autre
ChantalPetit utilise les médiums classiques : peinture et sculpture.
Pour ses tableaux, elle emploie les outils et les supports les plus simples,
toile blanche déjà tendue sur des châssis au format
assez grand (à la taille de son corps et plus), peinture achetée
ou par elle fabriquée. Peintre classique ? Elle a grand soin
de distinguer maîtrise et habileté : c’est pourquoi
il lui est arrivé de peindre avec des coton-tiges ou de dupliquer
le même sujet avec la main gauche. Mauvais outil et mauvaise main :
dans les deux cas, il s’agissait de contrarier ce que la main pouvait
avoir acquis d’habileté, de créer pour elle une surprise
en utilisant l’Autre, la gauche, la malhabile, ou en renonçant
au trop commode pinceau. Les « Peintures jumelles »,
de 1990 (aussi appelées « Peintures en coin » car
installées dans les coins de murs), peintes sur carton, sont réalisées
simultanément avec les mains droite et gauche : le peintre
a arrêté la série quand les deux peintures étaient
identiques. Car il faut sans cesse éviter de tomber dans l’esprit
de système, et c’est pourquoi ChantalPetit recherche toutes
les pratiques qui lui permettent de se surprendre, de s’électriser,
de faire fonctionner d’autres circuits mentaux. Dans les « 366
portraits de Personne » (1986-87), où l’on retrouve
la volonté de totalité (une année complète
et même bissextile, des visages de tous les peuples, toutes les races,
peints selon tous les styles), c’est la rapidité d’exécution
qui semble avoir mis au défi l’habileté du peintre.
Dans tous les cas, par toutes sortes de procédés, le peintre
essaie de convoquer une sorte de double, de « voyant » qui échapperait
au contrôle de ChantalPetit. Tant il est vrai qu’il ne saurait
y avoir de grande œuvre sans susciter les ressources obscures de
l’être, celles où se nouent les articulations inédites
et les visions fabuleuses : car il s’agit, encore et toujours,
de plonger dans l’Inconnu pour trouver du nouveau.
Et n’est-ce pas où elle a voulu nous emmener, dans ces « Nuits
obscures »
Regard porté sur les objets : la plupart du temps, chez les peintres anciens, le tableau s’offre dans une simultanéité de la proposition – sur chaque plan, tout nous est donné à voir avec la même précision, chaque détail est peint avec à peu près la même exactitude et le regard s’y promène, sélectionnant un élément et négligeant provisoirement les autres parties de l’œuvre. Chez ChantalPetit, au contraire, le tableau restitue le travail de la conscience qui discrimine, qui ne saisit pas tout du réel avec la même acuité. Il présente les blancs et les flous du regard, aussi bien que sa concentration. Admirable est son art d’utiliser la réserve, d’effleurer la toile d’un trait de dessin qui est tantôt ébauche, tantôt fine élaboration, d’emprunter comme rêveusement une figure connue (on reconnaît un visage, un détail, une position, c’est elle et ce n’est pas elle, comme dans le songe), ou de charger de peinture telle autre partie pour figurer l’intensité de l’observation. Ainsi tous les degrés de l’attention sont-ils manifestés sur la toile même.