Regard
porté sur soi : dans ses « Autoportraits » (1997),
le peintre a surtout insisté sur ses yeux. Grands yeux bleus ou verts
qui mangent le visage : et qu’est-ce qu’un peintre sinon
celui qui en use plus attentivement que nous autres ? Après avoir
commencé à se représenter en se regardant dans une glace,
le peintre a continué de mémoire, puis à deux mains,
puis à l’aveugle (c’est le cas pour « Ma tête à deux
mains », autoportrait « mental »). Car
un autoportrait, c’est bien entendu soi… comme un autre. Et
l’on comprend que cette série se soit prolongée dans
les dessins qu’elle a intitulés « Hölder-Nil », à partir
des poèmes de la folie d’Hölderlin, qui se combinaient
dans son esprit avec un voyage sur le Nil : la folie, qui révèle
toujours l’Autre en soi, est ici figurée par le moyen de dessins
faits entièrement à l’aveugle.
Alors je comprends un peu mieux le pourquoi de cette étrangeté dans
les manifestations de ce « cerveau en œuvres »,
je comprends que j’y décèle le monde singulier d’un
peintre, mais encore que ce monde est celui d’un artiste qui ne cesse
d’invoquer l’étranger en lui, en nous, qui en appelle inlassablement
aux forces obscures qui révèlent des sens inédits, des
voies inusitées et des chants inouïs.
Sentiment océanique
Une intuition me vient, dernière tentative pour amenuiser l’écart
entre le cerveau de ChantalPetit et le mien. Depuis l’origine, la
peinture de chevalet nous propose une situation mentale et existentielle
capitale : il s’agit de nous arrêter devant la splendeur
du monde vue par l’homme, d’interrompre notre mouvement pour
nous recueillir dans la contemplation. La peinture, silencieuse et immobile,
répond à cette nécessité du suspens, de l’apaisement
du rythme du corps et de l’esprit, de la plongée dans un univers
autre – c’est-à-dire recréé par un autre
et offert à notre vue. Soit. Mais quand j’entends ChantalPetit,
parlant de ses inspirations, évoquer le Nil lent, Noirmoutier où se
rejoignent mer et ciel, les montagnes ardentes, je suis surprise par une étrange
connivence. Je les connais ces paysages, ou leurs semblables, devant
chacun j’ai vécu, pleinement ou fugitivement, à jamais
convoitée, l’expérience du monde la plus merveilleuse
et la plus éblouissante : la sortie de soi. Devant la sublimité de
certaines vues, il arrive, quelques fois dans une vie, qu’on puisse
abandonner soudain la position minimaliste, l’être réduit à ses
modestes dimensions et à l’enfermement dans le moi, pour se
placer à équidistance de soi et de l’univers. Alors
on se sait élément de la vastitude, partie du tout, passant
de soi-même, du temps et du monde, et l’on est comme saisi
d’un ravissement. Il y a, dans la peinture de ChantalPetit, dans
l’ampleur de ses suites et l’abondance de ses modèles
(extérieurs, intérieurs), dans la profondeur de sa « voyance » et
la fertilité de ses manières, il y a dans chaque moment de
son œuvre cette invitation à la sortie de soi, cet appel à nous
dilater pour occuper l’immensité de la grande arche – immense
comme notre espace mental.
Belinda Cannone