Aussi
loin que je me souvienne, ma sœur Chantal a toujours dessiné,
gravé, peint. C’était chez elle comme un don, un destin,
quelque chose qui la traversait et dont elle devait rendre compte.
Je me souviens d’un cahier de dessins qu’elle avait perdu dans
un train quand elle était adolescente. J’imaginais le bonheur
de celui ou celle qui trouverait ce trésor : ce serait comme tomber
sur des croquis de Léonard de Vinci, me disais-je, tant le dessin était
sûr, beau et tourmenté ; les pages noircies de machines, végétations
et visions extraordinaires !
Avec le temps le dessin, la gravure, la peinture et plus tard la sculpture sont devenus sa vie ; après le théâtre des débuts et les rencontres, une vie riche d’émotions et d’expériences, en tout point créative.
J’ai toujours pensé que ma sœur Chantal était
un ‘génie féminin de la peinture’ - génie
au sens premier de celui qui apparaît comme un double du moi, démon
ou ange protecteur, intermédiaire entre le monde invisible et le visible ;
une intuition à l’œuvre, la voix d’une conscience
supra-rationnelle. Ces bons et mauvais génies qui sont à la
fois forces du chaos, être hybrides et animaux monstrueux… toute
une faune mystérieuse, mais aussi gardiens des temples et des tombes
et qui révèlent aux hommes les règles divines de l’activité humaine.
Génie, comme le trait de lumière qui échappe à tout
contrôle, qui engendre la conviction la plus intime et la plus forte.
Car, au delà de l’incroyable vitalité des formes, des
thèmes et du traitement, sa peinture dégage une force singulière, à la
fois littéraire et architecturée, quelque chose d’éminemment
spirituel aussi, audacieux et généreux, de l’ordre du
dépassement, de l’irruption, de l’imprégnation,
de l’excès, de la monumentalité « une poétique
puissante et rayonnante, de l’espace, de la terre et du monde » aurait
dit Kenneth White.
Quels que soient les sujets dont elle s’empare, elle fait bouger les
lignes ; à sa façon tendre et brutale, fait résonner
un univers en écho à la nature et à notre nature, qui
est à la fois mémoire et matière en gloire. Solide et
fragile. Couleur. Souffle. Fermentation. Germination. Grandes et petites
figures et archétypes. Terre. Air. Eau. Feu.
Les titres de ses séries parlent d’eux-mêmes.
366 portraits
de Personne. Montagnes. Les heures. Nourritures. " Les Nuits obscures".
Les âmes. Peintures jumelles. Des vacances en enfer. Exercices de sauvagerie. "Hölder
Nil". Le jardin des délices. Transfigures. Epiphanies. Still-life.
Paysages. Le festin des dieux.
Procédant par ensembles et suites, cycles et séquences, cooptations
et rebondissements avec une liberté désarmante et une jubilation évidente,
sa peinture étonne, saisit, suspend l’âme, parfois même
paralyse notre regard et peu importe les émotions qui succèdent à cet
instant d’immobilité : frayeur, admiration, enthousiasme
ou curiosité, elle crée une réalité nouvelle,
le tableau cesse d’être ce que nous voyons et révèle
quelque chose qui est au delà de ce que nous voyons.
Comme un appel d’air, elle s’adresse à nous directement.
Transporte. Emporte. Enchante. Dérange. Recharge.
Une œuvre protéiforme qui s’auto engendre et se développe
comme un grand organisme : objets et sculptures (parfois même
le feu, l’eau, le son - et dernièrement la vidéo) dialoguent
avec la peinture et composent une vaste scénographie, comme en témoigne
une de ses dernières créations : le fascinant ‘plan séquence’ du
Festin des Dieux, ensemble constitué d’une quarantaine de toiles
de grand formats installées en polyptyques, triptyques, diptyques
et retables.
Nul ne saurait nous éclairer mieux qu’elle : « Comme
en Inde où l’art et la vie ne sont pas séparés,
où tout est du même ordre (…) - j’ai voulu
réconcilier Hommes et Dieux, figures empruntées à l’histoire
des hommes et à l’histoire de l’art, chamans, héros,
saints, animaux, archétypes et bouddhas, poètes, artistes,
riches et pauvres, moches ou beaux, prophètes, fous, philosophes,
célèbres et inconnus, contemporains ou antédiluviens, de
tous les continents et de toutes les planètes, de l’enfer et
du paradis. Une ligne horizontale tendue à travers chacune des
toiles joue comme une basse continue qui fait tenir l’ensemble, et
résonne avec l’air, le blanc et le silence. »
Il y a eu le Festin de Babette au cinéma, les repas de Daniel Spoerri.
Aujourd’hui ChantalPetit nous convie aux noces de l’esprit et
de la vie (unité et surnombre) où tous et tout co-habitent « il
y a aussi ce qui est mangé et bu, les objets, les paysages, les natures
mortes, les sacrifices, les eucharisties, les agapes, la frugalité,
la faim, la bombance et les restes…»
Ici encore, une tentative à vouloir tout embrasser et réunir « dans
le bouillonnement d’un seul cœur »
Véronique Petit