Les jeunes sont touchés par la crise économique et de plein fouet. Chômage prolongé, précarité systématique, "bad jobs", et massif remboursement de la dette collective, effondrement des utopies... Ils se sentiraient pleinement concernés aujourd'hui par une phrase d'hier, signée Jaurès : "Jeunes gens, la vie a extrêmement resserré l'espace de rêve devant vous"... On s'attendrait à ce que les spectacles des jeunes compagnies soient plombés, assombris par ces données économiques, que leurs créations, dans les formes et thèmes choisis, soient directement ou indirectement un reflet de la condition sociale difficile de la jeunesse, et encore plus périlleuse des intermittents du spectacle... Or, si l'on prend un spectacle comme "J'ai couru comme dans un rêve", d'une écriture collective, et mis en scène avec une bonne dose de fantaisie par Igor Menjisky, ce que forcément l'on en retiendra, c'est la fougue, l'enthousiasme, l'énergie, la créativité... Cette dramaturgie émotionnelle (beaucoup d'expression corporelle, et d'une grande fraîcheur, dans nombre de propositions actuelles de jeunes troupes...) semble une réponse évidente, spontanée à un état des choses déprimant, angoissant. Un peu comme le mouvement des "Indignés" en Espagne ou en Grèce... Le sujet, dans ce spectacle - une mort imminente et une naissance - est traité de façon désordonnée. On improvise, on change, on se trompe, on rectifie. C'est à la fois tragique et Pop, onirique et dadaïste. Un charme immense et fragile (comme s'il n'y avait plus de lendemain sûr peut-être ?) émane de ce spectacle juvénile, choisi parmi d'autres dans la même mouvance. Autre exemple : "Revue d'un monde en vrac" de Stéphanie Tesson, une fresque à la fois historique et prophétique de l'Humanité (rien que ça !). C'est la forme diaprée du carnaval et les imprévisibles éclats de la fantaisie qui s'imposent, un délire d'actualités, de rêves et d'Histoire qui se déploie sur la scène. Comme s'il allait de soi qu'une joie dionysiaque doive enivrer le récit tragique de la longue, furieuse et accablante histoire des hommes. Dernier exemple : "Eves" de et mis en scène par Chloe Ponce Voiron, un spectacle de féminisme dur, offensif, gaillardement traversé par une étonnante joie de vivre...
Alors, devant tant de bonne humeur en face de situations aussi négatives, on peut raisonnablement s'interroger : rire fou du désespoir ? Ricanante satisfaction de pressentir l'écroulement du système ? Perception intuitive d'une aurore des peuples ?... Pas assez de recul historique pour interpréter correctement cette alacrité sur nos scènes alors que les crises (économique, politique, écologique) s'aggravent, mais suffisamment de recul critique pour recevoir un signal insolite, et qui donne à penser.
Pierre Corcos