Sa procédure a ses contraintes. Mais ce qu’elle perd par l’abandon
délibéré de l’exercice de la peinture, elle le regagne
par ailleurs grâce à la cire. Elle ne peut plus s’appuyer
sur les subtilités de la touche, les aplats ou les empâtements,
elle peut séduire par la prégnance tactile de ce matériau,
qui insinue une sensualité de la surface et aussi un désir gourmand
pour la pâte lisse, fluide ou figée, qui passe par la relation spéculaire
qu’elle instaure. Et les agencements emprisonnés dans l’épaisseur
de la matière prennent une tournure mystérieuse et presque religieuse
(de façon analogique, cela va sans dire). Sans compter que la cire, dans
la sphère « picturale », possède une sensualité,
dont la peinture n’est pas exclue en principe, mais qui est plus directe
et plus envahissante. Elle est une sorte de peau d’une texture qui évoque
le parchemin. Anna Di Febo a d’ailleurs exploité cette veine puisqu’elle
a exécuté une série de volumes d’une grande dimension
qui donne l’impression d’être des pages d’un incunable
s’enroulant sur elles-mêmes. Cette référence sans détours
au livre, ou plus précisément dans ce cas au volumen antique (comme
d’autres ensembles ressemblent à des draps ou des tissus suspendus,
toujours d’un blanc imperceptiblement jaune) montre bien qu’elle
ne veut pas être cantonnée à une seule et unique manière
de faire une œuvre.
Ce qui m’intrigue le plus dans sa démarche, c’est en fin de
compte de jouer simultanément sur plusieurs registres : la peinture,
le dessin, la sculpture se confondent souvent dans ses tableaux qui ont en commun
cette duplicité sophistiquée. Les couleurs qu’elle utilise
ne font que renforcer ce sentiment trouble puisqu’il nous oblige à nous
interroger sur la réalité physique de l’œuvre en même
temps qu’elle nous impose de méditer sur son essence, qui se situe
entre deux mondes. En effet, ce que la cire contient est un piège pour
l’œil et un piège qui nous entraîne dans une longue
suite de conjectures. C’est ce qui fait tout l’intérêt
de sa quête esthétique : en déplaçant aussi singulièrement
les paramètres de l’art graphique, pictural et sculptural, en général
dans une unique typologie d’ouvrages, elle incite à repenser avec
précaution ce qui donne au tableau sa force, son attrait irrésistible
et, bien entendu, son sens. En partant d’un double ou triple sens physionomique,
elle insinue des doubles ou triples sens dans notre réception de l’ « image » qui
ne peut exister sans être oblitéré par sa matière
et son mode d’usage si particulier.
Son univers est à la fois d’une évidence absolue si on l’envisage
dans une optique formaliste, et chargée de significations qui se chevauchent
et s’enchevêtrent sitôt qu’on le place dans une perspective
esthétique. Voilà ce qui me fait dire qu’Anna Di Febo est
une créatrice courageuse et d’une grande finesse d’esprit
qui a voulu et su dépasser les grands axes théoriques de la modernité sans
avoir jamais renoncé à l’imaginaire, à ses fastes, à ses
chausse-trappes et à ses faux-semblants qui sont souvent les paradigmes
d’une vérité intérieure qui ne peut pas venir autrement à la
surface. Et cela, toujours en employant la litote, c’est-à-dire
l’expression la plus pudique et la plus contenue.