La chronique insolente de Gérard-Georges Lemaire
Figures de cire dans le genre abstrait
par Gérard-Georges Lemaire

Quelques prolégomènes

Un mot peut être comme une bombe à fragmentation. Ou encore comme une bombe à retardement. C’est selon.
Un mot a le pouvoir, si c’est un bon mot, un mot d’esprit, un mot bien en chair, plein d’énergies vitales et de sucs printaniers, un mot qu’on peut prendre au propre comme au figuré, de nous entraîner dans plusieurs univers, les uns bien réels, les autres vraiment imaginaires. Il nous dévoile l’univers tel qu’il existe ou nous révèle des instants perdus de notre existence. Il a cette faculté fabuleuse d’évoquer des choses qui sont là et des choses qui sont absentes. Les mots existent dans l’abstraction autant que dans la figuration. Les choses, elles, se passeraient volontiers des mots. Mais voilà, nous ne pouvons plus nous passez d’eux. René Magritte a eu beau se révolter en peignant une pipe et en écrivant au-dessous : « Ceci n’est pas une pipe ». Il a eu raison : l’homme a sa dignité et peut voir le monde à sa guise. Mais il n’y avait rien à faire : sa pipe, toute peinte qu’elle fut, et par conséquent libre, enlevée à la réalité réifiée, fictive, nous soufflait toujours ce mot, dans quelque langue qu’on eût choisie. Les mots collent aux choses et nous nous agrippons à eux pour ne pas sombrer dans le néant de l’inconnaissance. Ce qui est sans nom est mystérieux, angoissant, suspect et laisse sans doute planer l’ombre d’un doute - un danger en danger, en somme.

La poésie a été un remède pour l’homme prisonnier du langage. Il avait reçu en dotation un outil magnifique, mais aussi un fruit empoisonné (celui de l’arbre de la connaissance, cela va sans dire). Il fallait donc qu’il eût barre sur ce lexique envahissant et qu’il en fasse sa chose. Il le fit pour maîtriser le réel. Puis il l’utilisa pour conquérir le pouvoir. La poésie a donné d’autres poids et d’autres mesures aux mots. Des contrepoids, tout bien pesé. Pour Stéphane Mallarmé, l’art poétique consistait à donner une résonance inouïe aux mots en les arrachant à leur usage commun. On a voulu leur attribuer des significations nouvelles ou en extraire la substantifique moelle. Francis Ponge, avec son Savon par exemple, a éprouvé la nécessité d’en explorer l’anatomie, comme un jeune carabin découvre les secrets du vivant en disséquant un cadavre. Un mot recèle en son sein un univers complexe et insondable qui fait pourtant partie de notre expérience familière des êtres et des choses. Et l’écriture est là pour rendre cette familiarité surprenante, parfois extraordinaire, tout en conservant ses évidences.

Si l’on se place dans l’optique de l’art, la cire nous fait aussitôt penser à la sculpture. La technique de la cire perdue est séculaire et est encore utilisée de nos jours pour donner une forme au métal, que ce soit du bronze de l’argent ou de l’or. La cire disparaît complètement au cours du processus conduisant à la création d’une sculpture ou d’une pièce de joaillerie. Elle est essentielle à ce processus, mais elle n’en est que le modeste instrument. La cire a la même place que le jaune d‘œuf dans la préparation de la peinture à l’huile à la fin du quinzième siècle.

mis en ligne le 11/05/2010
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