Le siècle suivant, on observe l’apparition de deux genres de thèmes diamétralement opposés et étroitement connexes : le peseur d’or et l’usurier. Ces deux personnages ont d’innombrables points communs et, bien sûr, des différences très saillantes. Marinus van Roejmerwalen s’est spécialisé dans l’opposition entre ces deux activités qu’il veut distinguer dans une optique morale. Il a exécuté plusieurs tableaux de changeurs et leurs femmes. On y voit le couple très concentré sur sa tâche qui nécessite application et précision. Ses personnages sont jeunes et fait tout son possible dans ses compositions pour exprimer l’intelligence, le savoir-faire et surtout la probité de ces jeunes gens graves et industrieux. Ils semblent investis d’une mission des plus sérieuses et des plus nobles. À l’inverse, quand il s’intéresse aux Deux usuriers dans leur bureau, il nous présente deux êtres abjects au visage ridé et déformé par leur appât du gain, passablement monstrueux et un peu effrayant. L’un est en train remplir avec application un grand registre d’une écriture serrée, l’autre pose ses doigts crochus sur une table où s’accumulent des pièces de monnaie de toutes sortes.
Ce renversement radical dans la manière de considérer les professionnels du change trouve peut-être son explication dans un tableau de Petrus Christus le Jeune, Saint Eloi et les fiancés. L’évêque Eloi (588-659) a été l’orfèvre du roi Clotaire II, puis a reçu la charge de monétaire de Dagobert (on dirait aujourd’hui le ministre des finances). Le saint est montré assis devant un comptoir en train de peser de l’or avec le plus grand soin tandis que les promis, richement vêtus, se tiennent debout derrière lui. Eloi est devenu par la suite le saint patron des changeurs. Plusieurs décennies plus tard, Quentin Metsys invente de type de peinture où l’homme vêtu en vert pèse des pièces de monnaie alors que la femme portant une robe rouge tourne les pages d’un grand livre historié. Et comme dans l’œuvre de ce dernier, la femme en rouge, le couple est entouré d’objets utiles à leur activité, tous rangés avec soin sur des étagères. Il est curieux de noter que le miroir concave présent dans l’œuvre de Petrus Christus se retrouve parmi les choses représentées par Metsys. Dans une autre peinture du même auteur, la femme en rouge délaisse la lecture de son ouvrage pour suivre les gestes précis et mesurés de son époux qui porte un large manteau noir et vert bordé de fourrure. Ce respect impressionnant pour les membres de cette corporation persiste encore au dix-septième siècle comme le démontrent le Peseur d’or et celui de Salomon Koninck.
Les femmes jouent un rôle considérable dans cette nouvelle perception du monde de la finance, à l’époque où naissent les premières banques, comme le Monte de Pasqui de Sienne, mais aussi la banque de Lyon crée par Henri II de France encore dauphin. Jules Michelet a écrit de cette période comme celle de l’or et a affirmé que c’est alors le « Dieu d’un Dieu nouveau […] Fisc et peuple n’en ont qu’un, c’est l’or. » Dans une composition de Jan van Hemessen, une belle jeune gemme, habillée d’une somptueuse robe rouge aux manches bouillonnées blanches, manie le trébuchet avec dextérité d’une main alors que de l’autre elle choisit les pièces dans un petit cassier. Elle belle et l’expression qui se lit sur son visage est à la fois posée, appliquée et mutine. Elle regarde le peintre sans jamais se distraire de son travail.
Ce revirement que l’art exalte n’est pas
de nature théologique : il est le fruit d’une transformation
profonde de la société. La Renaissance apparaît avec
les fondements de l’activité bancaire et sa valorisation. Il
introduit une quantité de sujets inédits dont l’or est
le prétexte. Les impôts sous tous leurs formes – il n’est
que de souvenir du Paiement de la dîme de Brueghel l’Ancien
ou de la Perception de Marinus van Roejmerswalen et aussi toutes
les figurations caustiques des mariages d’argent – par exemple
le Couple mal assorti d’Hans Balding ou le Paiement de
Lucas Cranach le Jeune. Même les courtisanes sont l’objet d’une
rédemption morale comme on le constate avec Laïs de Corinthe (1524)
dont Hans Holbein le Jeune fait le portrait en rendant hommage pour sa beauté éclatante.
Devant elle, des pièces d’or sont réunies non comme seulement
comme la marque distinctive de sa vie de courtisane, mais aussi comme hommage à sa
grande beauté. Celle–ci est passée à la postérité pour
s’être refusée à Démosthène qui lui
avait proposé mille drachmes pour une nuit d’amour , ce qui était
alors une somme astronomique, alors qu’elle s’est ouverte gracieusement
au pauvre Diogène. Ce tableau est fastueux et la superbe jeune femme
porte une robe rouge se découpant sur un rideau vert – le rouge
et le vert, on l’aura compris, étant alors les couleurs distinctives
des changeurs et de leurs femmes irréprochables.