Mais Beuys émet un doute et ne voit qu’une solution : « Dans cette situation, l’unique espérance que nous avons dépend de la force énergétique, qui vient d’une vision nouvelle ». C’est une « réalisme utopique » (ou une « utopie réaliste ») qui pourrait (peut-être) provoquer une dynamique assez puissante pour rénover le système de fond en comble, au-delà du communisme et du libéralisme capitaliste. Ce faisant, il a anticipé la situation que nous sommes en train de vivre. La seule chose qu’il n’a pas imaginée, c’est un concept paradoxal : le communisme ultra capitaliste.
Toute l’œuvre de Beuys tourne autour de ces questionnements. Il y a incorporé les problèmes de son temps, les a transposés et a défié les lois du marché de l’art comme métaphore du marché global. C’est pourquoi il continue à gêner car il a instauré un jeu déroutant entre l’esthétique et les mécanismes régissant la vie moderne, qui sont loin de ces considérations liées à l’art.
V
Tout commence (aussi), dans une optique assez différente (en apparence et en apparence seulement) de celle de Joseph Beuys, avec Vitantonio Russo. Tout commence donc par une réflexion sérieuse et pertinente sur l’économie de l’art – dans le sens strict du terme. Il l’a résumée dans son livre paru à Bari en 1997, Economia dei beni e delle actività culturali. Il y dissèque tous les mécanismes qui attribuent une valeur monétaire à ces « rêves que l’argent ne peut pas acheter ». Comme dans tout système économique, Russo confirme qu’il y a ici, comme dans n’importe autre système de cet ordre, une offre et une demande. Le problème réside, souligne-t-il, fans la question délicate de la qualité qui « n’est ni objectivement quantifiable ni facile à cerner ». Une bourse existe pour l’art comme pour les autres marchandises – ce sont les maisons de ventes aux enchères. Pour comprendre le sens de la demande, il distingue le « collectionneur », le « connaisseur » ou « amateur d’art » (je dirais : le dilettante dans le sens ancien), l’ « investisseur pur » et enfin l’ « investisseur occasionnel ». Depuis la publication de ce livre, pourtant récente, a grossi une catégorie d’ »investisseurs/connaisseurs », c’est-à-dire des individus, souvent à travers de grosses entreprises, qui tentent (souvent avec succès) de faire coïncider la valeur financière de l’investissement avec la connaissance de la matière (sa valeur propre au sein d’une histoire). Cette nouvelle catégorie dominante de nos jours a forgé le concept d’une adéquation parfaite de l’œuvre avec sa valeur monétaire qui lui est attribuée grâce à une machination spéculative, qui paraît infaillible. Elle s’est mise à fantasmer sur une bourse parallèle qui ne pourrait jamais connaître de défaillances.
Mais Russo est allé beaucoup plus loin dans ses méditations sur les rouages de cette économie unique en son genre puisqu’elle repose, à l’origine, essentiellement sur des bases subjectives. Dans la belle et précieuse monographie que Lucrezia Di Domizio lui a consacrée, elle a réuni une anthologie de textes. On doit s’arrêter un instant l’un d’eux, « la Pensée de Joseph Beuys entre Ethique et Economie ». Il arrive au point où je suis arrêté dans le chapitre précédent quand il cite l’artiste allemand qui affirme que « l’art en soi n’est pas dégradé par l’abus du marché ». Il en tire la conclusion que, dans la demande et l’offre, « sont véhiculées des valeurs qui ne sont pas qualifiables en termes économiques ». Cela parce que dans l’esprit de Beuys elles « sont le prétexte d’un dialogue ». Il déjoue ainsi le marché, nous l’avons vu, en faisant de l’œuvre d’art peut se multiplier alors qui lui affecte « une fonction formatrice et informative ». Mais il n’en reste pas moins vrai qu’elle s’inscrit par conséquent dans la perspective d’un « développement malsain ». Reste alors la nécessité d’associer de manière étroite économie et éthique, sans que ce soit la clef de voûte de sa création, c’est néanmoins une de ses conditions principales.