Bibliothèque de l’amateur d’art
par Gérard-Georges Lemaire
Julien Blaine occupe une place tout à fait à part dans la sphère de l’écriture expérimentale de notre époque. Il la veut délibérément située dans une zone frontalière et hypothétique. Il ne s’inscrit pas vraiment dans un courant, mais utilise les ressources de plusieurs. Il a imaginé cette fois, pour ces « BiMOTS », un grand dictionnaire ou mieux, une encyclopédie à construire comme un jeu de Lego, classé selon un ordre intégralement idiosyncrasique. Chaque mot existe en soi et pour soi (il peut être normal, inventé, accolé à un autre pour trouver un nouveau concept selon un canevas préétabli et toujours identique – la page est divisée en bas par deux barres horizontales d’épaisseur inégale, au-dessous de laquelle se trouve un autre mot. En haut à gauche, une cote est indiquée avec un titre ou sans titre. Nous avons en réalité deux mots de part et d’autre de cet obstacle noir, et c’est de leur relation que les choses partent. Il me faut préciser que ce livre contient des irrégularités de toutes sortes, soigneusement cultivées : la typographie est généralement en majuscules, mais il y a des termes en minuscules. Parfois le mot manque au-dessus des barres, d’autres fois en dessous. Le titre joue aussi son rôle, selon les cas. En sorte que le lecteur est livré à l’errance dans cet immense univers typographique. Pour moi, c’est une considérable collection de tableaux virtuels qui ne peuvent être perçus que par le biais de la langue écrite. Ces œuvres faites de lettres ont le pouvoir de produire sans fin des images en palimpseste. Elles ne se délivrent souvent pas d’emblée. Elles sont le croisement de différentes locutions ou transgressions de la langue française, sources inépuisables de toutes ces compositions qu’on embrasse a posteriori. Julien Blaine est un écrivain surprenant (doit-on d’ailleurs dire écrivain ou artiste ou les deux à la fois ?). C’est un pirate qui vogue dans la mer des Caraïbes de la création poétique et plastique. C’est aussi un as de la performance, bien qu’il en ait récemment annoncé la fin imminente avec un humour franchement dadaïste. Cette fois, il s’est rapproché de la table de dissection de Lautréamont et des manières de Raymond Roussel !
Bi MOT, Julien Blaine, Al Dante, 456 p., 20 €.
C’est un autre spatialisme, pas celui de Lucio Fontana et ses amis peintres italiens, mais celui d’Ilse et Pierre Garnier. Cet ouvrage recueille près de quarante années de production poétique. Il démontre que dans le champ très restreint de cette recherche, Ilse Garnier a prouvé qu’elle a pu jouer sur différents registres. Jazz pour les yeux repose pour l’essentiel sur deux données fondamentales : la première est le texte qui n’utilise souvent qu’un mot qui est littéralement « sculpté » et l’agencement de plusieurs mots peut se traduire par une figure. Il s’agit d’une poésie concrète, typographique et parfois « figurative ». Elle utilise souvent des lignes droites ou sinueuses qui engendrent sur la page des dynamismes graphiques qui relient entre eux certains vocables. Ces dessins ont une valeur musicale (le titre l’indique d’ailleurs), mais aussi plastique, chaque planche pouvant être considérée comme une œuvre graphique. Ce qui frappe dans cette anthologie personnelle, c’est l’extrême diversité des propositions avancées par l’auteur : la colonne de mots n’est que le point de départ d’innombrables variations. L’auteur parle à leur sujet d’architecture et c’est vrai : ces compositions proposent des constructions tangibles, mais aussi sonores. C’est le son qui fait apparaître le volume du poème. Les recherches de Pierre Garnier ont été involontairement mises dans l’ombre celles de son épouse. Jazz pour les yeux est une belle découverte. Cette poésie que l’auteur qualifie de « spatiale » est bien plus riche et diverse qu’on on a pu se le représenter. Elle mérite d’être découverte.
Jazz pour les yeux, Ilse Garnier, L’Herbe qui tremble, 370 p., 29,90 €.