Philippe Comar est connu comme artiste, scénographe, commissaire d'expositions et écrivain. C'est à ce dernier titre qu'il vient de publier un succulent petit essai dans la collection « envois » de L'Echoppe. Ce n'est que depuis le milieu du XXe siècle que l'on voit fleurir, à côté des tableaux dans les musées et galeries ces petits rectangles de bristol censés dire de quoi il s'agit. Comar observe pour commencer que ces cartels sont généralement placés à gauche et au-dessous des oeuvres et ne peuvent donc être lus qu'en s'inclinant, « dans un geste empreint de déférence ». Ce n'était pas comme ça autrefois, comment en est-on venu là ? Bien sûr, dans les temps anciens, les artistes calligraphiaient des tas de choses dans leurs tableaux. Michel Butor en a tenté un inventaire en 1969 (Les Mots dans la peinture, Skira), mais il procédait par catégories (titres, exergues, dédicaces, cartouches etc) en négligeant la dimension historique.
Déjà, vers 1455, Enguerrand Quarton, dans la Piétà de Villeneuve-lès-Avignon, croyait devoir inscrire les noms de la Sainte Vierge, de Saint Jean et de Marie-Madeleine sur leurs auréoles alors que ces figures étaient parfaitement identifiables. Philippe Comar donne quelques exemples d'inscriptions beaucoup plus utiles par des artistes comme Jan van Eyck, écrivant au centre du tableau dit Les Epoux Arnolfini (1434), juste au-dessus du miroir en forme d'oculus réfléchissant le point de vue du peintre, la célèbre mention Johannes de Eyck fuit hic (Jan van Eyck a été là). Pour Comar, c'est la première signature. Il y en aurait d'autres, plus ou moins sophistiquées, comme celle de Holbein dans Les Ambassadeurs, parce que son nom signifie « os creux », qui glisse une anamorphose de crâne au premier plan. Par la suite, les artistes ne signaient que rarement leurs portraits de grands personnages ou leurs scènes bibliques. Et puis voilà qu'au XIXe siècle, pour une institution importante comme le Salon, on a numéroté les tableaux pour renvoyer au catalogue qu'il fallait acheter pour connaître les titres des oeuvres et les noms des auteurs. Mais il y avait de nombreuses erreurs, évoquées avec un certain humour par Marcel Proust dans A la recherche du temps perdu. « Nous avons de l'image que les autres ont de nous le même soupçon d'une erreur que le visiteur d'une exposition qui, devant un portrait de jeune femme, lit dans le catalogue : Dromadaire couché. »
Les révolutions picturales du XXe siècle ont supprimé toute représentation lisible. Ou bien les titres des oeuvres appartenaient au genre farfelu : Le roi et la reine entourés de Nus vites, ou bien c'était de l'abstraction, et les vastes compositions de Pollock, Cy Twombly ou Soulages étaient par elles-mêmes de gigantesques signatures. « L'objet de la peinture a disparu, écrit Philippe Comar. Les oeuvres se résument à un effet d'annonce : il y a ceci, mais il n'y a plus de pipe. » (Il a parlé plus haut du célèbre « Ceci n'est pas une pipe » de Magritte). Dès lors, tout ce qui met en scène l'oeuvre prend une importance essentielle, à commencer par les cartels explicatifs d'autant plus nécessaires que la peinture a perdu sa dimension iconique. « La science du cartel est devenue une discipline avec ses maîtres à penser et ses ayatollahs. Certains demandent aujourd'hui, au nom d'un universalisme devenu despotique, d'abandonner « avant J.C. » pour « avant notre ère » ou « avant l'ère commune d'une neutralité qui confine à l'euphémisme. » On a compris que Comar se méfie du wokisme. Pour lui, en matière d'art, l'explication est une défaite, c'est, selon le mot de Valéry, « Vénus changée en document ». Nous sommes vraiment soumis à la tyrannie du cartel, et c'est regrettable.
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