Bien sûr l'on aura beau jeu de pointer, avec quelque agacement, les recettes éprouvées du spectacle à succès (à l'Avignon Off 2021 et 2022) Les Poupées persanes d'Aïda Ashgarzadeh, mis en scène par Régis Vallée (actuellement au Théâtre des Béliers parisiens), et par exemple l'activation des ressorts connus du mélodrame qui, depuis Guibert de Pixérécourt, prouve son efficacité inusable ; ou bien le recours appuyé à une musique dopant l'émotion, ou encore ce type de mise en scène standardisée donnant une large place à la vidéo et au changement virtuose des costumes et décors... Mais bien vite, à ces réticences, s'oppose l'intérêt pour une pièce iranienne, rare et bienvenue. Qui nous rappelle, en fond d'intrigue, la sombre période historique sous le règne du Shah Reza Pahlavi, suivie hélas par celle, funeste, qui depuis 43 ans impose toujours à la population un régime autoritaire et religieux, une cruelle police des moeurs. La pièce cherche également à installer une moderne histoire d'amour entravé dans le chatoyant écrin du conte persan (l'histoire d'amour légendaire de Bijan et Manijeh). Elle tente enfin de mixer tragédie et humour : ce qui n'est pas facile convenons-en, le genre tragi-comique pouvant donner lieu à une douche écossaise d'émotions, aussi bien qu'aux scènes sublimes d'un Charlie Chaplin... Alors, ce qu'on peut retenir sans doute de percutant dans cette évocation, au-delà de ses facilités, c'est peut-être l'intolérable, l'inhumaine répression qui s'abat sur les moeurs vivantes d'une société. Sur les affects, les sentiments et la sensibilité, que les spectateurs associent à la sphère privée. La liberté relative des moeurs dont nous bénéficions reste, nous rappelle vivement le spectacle Les Poupées persanes, un bien inappréciable. Et l'une des bases de la démocratie moderne.
Il fut un temps où dans les dictionnaires la prostituée était définie comme « femme de mauvaises moeurs », voire « de mauvaise vie »... Encore aujourd'hui, c'est la « brigade des moeurs » qui s'occupe, entre autres activités, de réprimer la prostitution. La prostituée doit le plus souvent évoluer dans une marginalité dominée par l'hypocrisie des « bonnes moeurs », la violence du proxénètisme et la répression de la police. De plus, simple écran de projection à fantasmes érotiques, une bonne part de son humanité ne doit pas apparaître... Or, c'est justement l'histoire humaine, très humaine, d'une prostituée que nous raconte Le Chaperon rouge de la rue Pigalle, un spectacle de Florence Hebbelynck, dans une mise en scène de Stéphane Arcas (les dimanches, lundis et mardis jusqu'au 1er novembre à la Manufacture des Abbesses). C'est le récit théâtralisé d'une enquête à partir d'une interview de Cathy - elle a fait le trottoir pendant plus d'un demi-siècle - et de témoignages variés des personnes qui l'ont rencontrée, croisée, mais rarement connue. Florence Hebbelynck et Nicolas Luçon incarnent différents individus sur une scène curieusement encombrée de cageots blancs. Ils reconstituent le puzzle d'une vie, où l'abandon, la misère, une violence originelle subie (comme c'est, dans la prostitution, le plus souvent le cas), puis la démission, mais aussi l'attrait de l'argent facile, la « flambe » compensant les frustrations précoces, ont joué un rôle majeur... Point d'interprétation sociologique ou psychologique dans le spectacle, mais l'exhumation d'un drame individuel, comme l'est toute vie. Mais toute vie n'a pas à subir ceci : la personne aliénée par son personnage faussement aimé et injustement maudit. La profonde sympathie qu'a éprouvée Florence pour Cathy est contagieuse pour le spectateur, même s'il regrette parfois la longueur des anecdotes évoquées.
« J'ai eu l'impression que vous saviez intuitivement - ou plutôt par suite d'une auto- observation subtile - tout ce que j'ai découvert à l'aide d'un travail laborieux pratiqué sur autrui », écrivit Freud à Arthur Schnitzler (1862-1931), romancier et dramaturge viennois, par ailleurs médecin. L'étonnante nouvelle Mademoiselle Else a été adaptée au théâtre, mise en scène avec brio par Nicolas Briançon (au Théâtre de Poche Montparnasse) et, si l'on veut se confronter à la duplicité des moeurs dans la bonne société viennoise de ce début du 20ème siècle, se plonger dans l'âme d'une jeune fille que tourmente un débat intérieur, pénétrer dans les arcanes du voyeurisme/exhibitionnisme, ou encore s'approcher des logiques de l'hystérie, alors il faut aller voir Alice Dufour, seule sur la scène qu'elle arpente avec fièvre, et portant ce monologue intérieur vibrionnant, fertile en rebondissements... Le thème de la prostitution (la jeune fille doit se montrer nue devant un riche marchand d'art pour obtenir 50 000 gulden qui serviront à combler une dette contractée par son père) apparaît aussi, mais cette fois dans un contexte bourgeois, donnant à penser que le règne de l'argent a généré une prostitution généralisée. Des moeurs corrompues... Par des images oniriques projetées et quelques ambiances musicales, la mise en scène de Nicolas Briançon traverse de respirations contemplatives et romantiques ce soliloque oppressant. Est-ce que la jeune Else s'est vraiment suicidée à la fin, ou n'est-elle que profondément endormie, dans l'attente d'un Prince charmant qui ne viendra plus jamais ? La fin reste indécise, et c'est tant mieux !
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