Le Fonds Hélène et Edouard Leclerc pour la Culture (FHEL) présente, du 12 juin au 15 janvier 2023, une exposition rétrospective d'Ernest Pignon-Ernest dans son bel espace de 1200 m2 à Landerneau, après entre autres, Fromanger, Monory, Picasso, Chagall ou Françoise Pétrovitch. C'est une bonne nouvelle : les abonnés de cette lettre savent mon admiration pour l'artiste que j'ai naguère qualifié de « plus grand dessinateur du monde » en donnant mes raisons. Il y aura 300 pièces réunies par le commissaire Jean de Loisy, et c'est passionnant. Mais peut-être que de jeunes lecteurs ne connaissent pas bien Pignon-Ernest. Il se trouve que l'hebdomadaire Les Lettres Françaises m'avait demandé un texte de rapide initiation en juin 2008 à l'occasion de la présentation annoncée de la série des Extases. Je reprends donc quelques éléments de ce texte qui partait d'une question qui venait d'être posée en philosophie aux candidats au bac : « L'art transforme-t-il notre conscience du réel ? »
Si le réel, répondais-je, c'est Arthur Rimbaud, ou un homme anonyme solitaire dans une cabine téléphonique, Antonin Artaud, le sida à Soweto, Jean Genet, les extases de Catherine de Sienne ou de Thérèse d'Avila... alors oui, franchement on peut dire que l'art, en l'occurrence celui de Pignon-Ernest, transforme puissamment notre conscience du réel. Mieux : il peut nous révéler un réel que nous ne soupçonnions pas. Mais tout d'abord, quelques précisions. Ernest Pignon-Ernest, né à Nice en 1942, n'est pas peintre, ni sculpteur : il dessine exclusivement. Ses dessins - de grands fusains en général - ne sont pas destinés à être exposés dans les galeries et les musées : ce sont des matrices pour des sérigraphies qui seront collées dans les villes. En 1978, il a voulu rendre hommage à Rimbaud et il a inventé son portrait à partir des quelques photographies de lui qui nous sont parvenues. Mais il l'a débarrassé de sa lavallière et revêtu d'un jean car le poète des Illuminations est notre contemporain. Le dessin est d'inspiration classique dans la forme (Ernest a atteint un niveau de maîtrise équivalent à celui du Caravage, une de ses références de prédilection, si toutefois Caravage avait dessiné !). Mais ce qu'il va faire de sa prodigieuse technique n'est pas du tout classique.
Pour en rester à Rimbaud, cette image a été imprimée en sérigraphie, en noir « simplement sans tramage » sur un papier très ordinaire, du papier journal. Quand on rencontre cette image dans la rue, cette pauvreté, cette vulnérabilité du papier est évidente. « Si le dessin a ému, la perception simultanée de sa destruction programmée est d'autant plus troublante et forte, que l'on en ait conscience ou pas » dit l'artiste. Oui, le dessin a ému, comme nous a bouleversé le portrait de Pasolini ou celui, collé sur les murs d'Alger, de Maurice Audin, français martyr de la cause algérienne. Au fait, pourquoi Rimbaud ? Sans doute parce que le fanatique de l'indépendance individuelle, le passionné de liberté, ne saurait être mis au service d'aucune cause, sinon celle qui annonce « l'éternité sur le champ ». Or seul l'art est susceptible de nous la donner, parce que seul il peut transformer notre conscience du réel : l'art de Pignon-Ernest en tout cas.
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