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[verso-hebdo]
08-09-2022
La chronique
de Pierre Corcos
Le poétique chez Hans Reichel
Jusqu'au 2 octobre à Yerres, à l'Orangerie de la Maison Caillebotte, l'exposition Reichel (1892-1958), Lumières intérieures. Artiste allemand naturalisé français, né en Bavière à Wurtzbourg et mort à Paris, inscrit en général dans ce qu'on appelle, de manière assez floue, l'« École de Paris », Hans Reichel s'est d'abord consacré à la musique et à la poésie, puis à la peinture. Il a travaillé dans le même atelier que Paul Klee (qui l'a marqué, c'est évident), a rencontré Kandinsky, Feininger, fréquenté des poètes, des écrivains (Henri Miller, son ami, a d'ailleurs écrit un très beau livre sur lui : « Ordre et chaos chez Hans Reichel »), et toutes ces sensibilités artistiques se ressentent dans son oeuvre poreuse, ondoyante qui fut, à partir de 1946, régulièrement exposée à la galerie Jeanne Bucher (également à la librairie La Hune à Saint- Germain-des-Prés). Les villes de Cologne et d'Hanovre ont organisé un certain nombre d'expositions rétrospectives et, un demi-siècle plus tard, c'est à Yerres que l'on peut (re)découvrir ce peintre méconnu. Notons qu'un intéressant catalogue est publié à cette occasion avec des textes d'Henri Miller, de Jean-François Jaeger (galeriste), de Deborah Browning Schimeck (biographe de l'artiste) et de Véronique Jaeger (directrice de la galerie Jeanne Bucher).
Le visiteur ne tarde guère, au contact de cette soixantaine de pièces issues de collections privées et qui suivent la carrière de l'artiste, ses évolutions, à discerner une poétique de la rêverie (cf. l'ouvrage éponyme de Bachelard). Entendre peut-être en sourdine quelques délicates mélodies, et ressentir - comme les traces ou le témoignage d'un parcours biographique - un « Naturgefühl » bien allemand, tempéré par une élégance parisienne...
La salle d'exposition n'est pas trop éclairée, ce qui convient à ces oeuvres discrètes de petit format, et à la fragilité des couleurs. Hans Reichel s'est épanoui dans l'aquarelle, et le dessin mi-figuratif mi-abstrait. Sur du papier aux contours irréguliers, des plantes, des poissons, des oiseaux et/ou d'incertaines figures géométriques se croisent, se répondent, tout comme l'intériorité et ses confidences dialoguent ici avec l'extériorité d'une nature, parfois réduite à des traces, des signes ou des symboles... On peut s'attarder sur cette pièce qui rappelle un travail de Klee ou de Kandinsky : une forme étrange, oblique sur un fond jaune pâle recèle une sorte de toile d'araignée dont les fils piègent non des insectes, mais des teintes suaves résonnant avec de curieuses figures circulaires tracées à l'encre de Chine. L'artiste s'est abandonné à une rêverie vagabonde de dessinateur et d'aquarelliste, sans doute indifférente aux écoles mais soucieuse toutefois de suggérer une délicate harmonie entre tous les éléments de l'oeuvre qui en naquit. Plus loin, une autre méticuleuse composition attire le regard : sur un fond vaporeux aquarellé, où dominent les trois couleurs primaires et quelques notes de vert, flotte un ensemble articulé de figures minutieusement dessinées à la plume. Ce sont des petits cercles reliés entre eux par des tiges, des bâtonnets, ce sont aussi des losanges, des ellipses qui le plus souvent enferment des teintes contrastant à peine avec le fond. À l'évidence, la finesse du trait et la douceur du coloris convergent. Mais la fragilité du graphisme peut, si l'on cligne des yeux, se dissiper dans le fond aquarellé, lui-même si aérien, éthéré qu'on l'imagine fugace... Une confidence chuchotée, indistincte, que le souffle du vent emporterait au loin? L'évanouissement d'une impalpable rêverie ? Dans son livre sur les catégories esthétiques, Robert Blanché écrit, à propos de la catégorie du « poétique » : « Imprécision, intimité, évasion : caractéristiques du poétique, ces trois traits se rassemblent dans la rêverie » (« Des catégories esthétiques », éditions Vrin, p.78).
Cette rêverie de traits et d'aquarelle évoque également un monde enfantin, enchanteur. Elle offrit en tous cas un refuge spirituel pour Hans Reichel lorsque interné comme ressortissant allemand en 1941 et 1942 au camp de Gurs, il peignit (et dessina aux crayons de couleurs) douze feuillets portant quarante-deux aquarelles, tous ces feuillets constituant le fameux « Cahier de Gurs »... Par son errance enfin, cette rêverie garde le précieux avantage de ne pas s'encombrer de dogmes artistiques, ou plutôt de les traverser sans s'y arrêter. Ainsi, art figuratif ou art abstrait, surréalisme ou romantisme, peinture musicale ou poétique : les dessins aquarellés d'Hans Reichel s'évadent continuellement hors des grilles analytiques derrière lesquelles on serait tenté de les enclore. Et ce qui permet de fondre dans la même unité ces éléments plastiques hétérogènes, c'est un genre identique d'émotions baignant les rêveries. « C'est pourquoi des images visuellement incompatibles peuvent fort bien fusionner dans l'image poétique, du moment qu'elles symbolisent un même état émotionnel » (Robert Blanché, op. cit. p. 81). Hans Reichel lui-même, en dépit de son labeur, accordait surtout de l'importance aux émotions inspirées par le « sentiment de la nature » (« Naturgefühl ») et se refusait, concernant son oeuvre, à parler de « travail ». Il disait : « Je ne crois pas que le rossignol, après son chant du soir, dirait « j'ai travaillé » ».
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
08-09-2022
 

Verso n°136

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