Samedi 21 mai était jour de portes ouvertes aux Frigos, cet ancien bâtiment de stockage et conservation de céréales transformé en véritable ruche d'ateliers à proximité de la Grande Bibliothèque François Mitterrand et de la gare d'Austerlitz. J'en ai profité pour aller revoir l'espace occupé par France Mitrofanoff, mi atelier mi lieu d'accrochage de ses oeuvres. Lors de mon dernier passage, avant les années covid, je me souviens de l'impression éprouvée par la découverte de l'ensemble de la série des Forêts. Ces objets esthétiques qui m'environnaient disaient avant tout examen, par leur qualité intrinsèque et comme du dedans d'eux-mêmes, qu'ils ne portaient sur le « réel » que pour y épanouir leur vérité. Car le beau est le signe du vrai, et rien n'est vrai que le beau. Ces « forêts » étaient sans commune mesure avec le monde objectif dit réel car elles m'introduisaient dans un monde subjectif, donc moins « un monde » qu'une « atmosphère de monde » que ces troncs illustraient mais ne déterminaient pas.
J'étais devant un monde singulier, entièrement intérieur aux oeuvres, dont la clef de l'unité ne pouvait être que la personnalité de leur auteur. S'il n'y a de vérité que dans la découverte d'un sens éclairant et transfigurant le réel, ce ne peut être que par la capacité d'une subjectivité - celle de l'artiste - à saisir ce sens. Devant l'ensemble de la série, j'étais confronté à tout l'oeuvre récent du peintre qui demandait que l'on y découvre sa vérité. Or voici que, ce 21 mai, France Mitrofanoff sortait de trois mois d'angoisse intensément marqués par les échos et les images de l'atroce guerre en Ukraine. Elle avait laissé là les forêts et avait retrouvé les Villes. Ses villes à elle, peintes dans les années 80, respiraient l'euphorie de la découverte des possibilités plastiques infinies de la ville moderne. Babylone la Grande (acrylique sur toile, 200 x 165 cm, 1988) ou Le centre du monde (Acrylique sur toile, 130 x 162 cm, 1989) exaltaient la joie de vivre et la confiance dans l'avenir.
Or voici que, depuis trois mois, l'imbécillité et la cruauté des envahisseurs a réduit des villes ukrainiennes entières à l'état de champs de ruines. Cette réalité insupportable, ces images affreuses qui font sans cesse le tour du monde, ont interdit à France Mitrofanoff de peindre autre chose que le chaos des villes mortes. Ces moyens formats, exclusivement en noir et blanc, évoquant des bâtiments écrasés par les bombes, ont été posés discrètement par terre, aux pieds des arbres, comme pour dire que l'heure n'est plus à l'évocation des beautés de la nature. Mais l'heure est plus que jamais à l'invention d'un mode de représentation capable d'aider les gens à voir : c'est bien là la mission de l'art. Mitrofanoff ne cherche pas à reproduire l'insoutenable réalité de, par exemple, Marioupol aujourd'hui, mais elle veut nous dire le sentiment éprouvé par elle devant ce drame absolu. Tel est le pouvoir de persuasion de l'art. Celui qui a vu les villes mortes de France Mitrofanoff incarnant sa vérité, celui-là les garde très longtemps imprimées dans sa mémoire.
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