Nous revisitons une oeuvre ou notre vie parce qu'elles nous intéressent. Mais le temps est passé : celui qui revisite l'oeuvre n'en est plus le contemporain, et celui qui revisite sa vie n'est pas le même qu'auparavant... Il peut en naître contresens et aberrations diverses. Mais aussi, cette façon de reconsidérer une oeuvre, une vie, peut donner lieu à des interprétations différentes et, comme tout nouveau regard, constituer la base essentielle d'une (re)création. Recréation qui ressemble à un jeu, voire une récréation. Deux spectacles récents le montrent.
Que deviendrait le chef-d'oeuvre racinien Phèdre présenté, expliqué à des collégiens et des lycéens par un enseignant drôle, déviant, érudit, original et soucieux de prendre en compte la sensibilité et les références culturelles de ses classes de jeunes ? Ainsi revisitée, avec des rappels de chansons, des calembours de potaches, le narratif des séries télévisées, la gestuelle des films d'action, alors, sans aucun doute, la tragédie de Racine deviendrait autre chose. Mais en même temps, si le professeur est fidèle à son « esprit », cette histoire de passion amoureuse interdite, incestueuse, transgressive, présentée de cette manière hétérodoxe, aurait de fortes chances d'émouvoir plus sûrement le jeune auditoire qu'un commentaire de texte bien académique. Imaginons que le professeur, de surcroît, possède des talents d'écriture et de mise en scène, qu'il soit servi par un comédien doté d'un jovial accent toulousain et à l'aise dans les mimiques, la pantomime, un spectacle étonnant et tout à fait réjouissant naîtrait de cette expérience : une pédagogie créative certes, mais aussi un palimpseste jubilatoire et un hommage vibrant, sans emphase à Racine. Et surtout au théâtre... Jusqu'au 31 mars, au Théâtre de la Bastille, on a pu se réjouir du spectacle Phèdre ! de et mis en scène par François Gremaud, avec un Romain Daroles seul en scène, juste un livre à la main. Pas de décor, rien qu'une table... Et notre professeur ou conférencier enthousiaste raconte la pièce, nous explique l'alexandrin, cite avec admiration quelques vers, reprend la généalogie complexe des personnages, pointe quelques bizarreries de la pièce ou d'involontaires éléments comiques, et surtout, par son extrême vivacité et son entrain sans faille, transmet une joie qui déborde même du tragique racinien ou existentiel. Comme le rappelle François Gremaud, «la joie, dans une perspective nietzschéenne, est une force majeure, insensée, qui peut contenir tout le tragique du monde ». Sans doute cette joie s'accroît-elle de ce que les chefs-d'oeuvre de l'art restent des matrices perpétuellement fécondes. On peut toujours les adapter, avec les langages des différentes époques et cultures (rappelons que Phèdre est déjà une adaptation très libre des tragédies de Sénèque et d'Euripide), les revisiter par de multiples interprétations liées à la créativité propre des sciences humaines, faire pousser enfin, dans leur trame, des créations inattendues, originales, intempestives. Phèdre ! est de celles-là. Et c'est vraiment tonique.
Et si nous pouvions revisiter notre vie passée en retrouvant certaines bifurcations qui nous ont conduits à la situation présente ? Changer de voie et par conséquent modifier un présent qui ne nous convient pas ?... Kürmann (José Garcia) a la possibilité magique de revisiter sa biographie pour se recréer un présent débarrassé enfin d'Antoinette (Isabelle Carré), sa compagne. Le meneur de jeu (Jérôme Kircher) aide Kürmann à retrouver les détails précis de ce passé, à en modifier le scénario. Biographie : un jeu de Max Frisch (1911-1991), un auteur suisse comme le précédent, dans la mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia, visible jusqu'au 3 avril au Théâtre du Rond-Point, est le type même de pièce qui, sous des apparences ludiques, pose de graves questions, comme le rôle du hasard et de la nécessité dans nos vies, ou comme la prédestination confrontée à la liberté. Dans un décor réaliste et amovible (puisqu'on change les scénarios et contextes), les protagonistes de Biographie : un jeu se comportent en fait comme les acteurs d'un film dont le réalisateur n'arrêterait pas de changer d'avis et de perspectives... Ce qui sied à merveille au metteur en scène, confiant : « J'ai toujours été hésitant et plein d'atermoiements, c'est un charme et un calvaire », et à un écrivain qui s'interrogeait sans cesse dans son oeuvre sur la liberté, ou non, de l'individu de modeler son existence (cf. par exemple « Le Désert des miroirs »). Le spectateur se réjouit de ces reprises, bifurcations existentielles, et sans doute aurait-il également envie de jouer à ce jeu. Mais dans la pièce, le second destin de Kürmann sera finalement identique au premier... Comment concilier liberté et destin ? Le Mythe d'Er, dans l'oeuvre de Platon, répond admirablement à cette question : nous avons choisi librement, puis oublié, ce qui ensuite s'imposera à nous comme destin... C'est dire que la pièce de Max Frisch reste philosophique dans son propos, même si sa dramaturgie relève parfois des jeux de rôles et d'improvisation. Gravité, tragédie enrobées dans la légèreté d'une comédie ? Si l'interprétation de José Garcia penche la pièce vers la comédie, la mise en scène parvient à restaurer l'équilibre. L'acte de revisiter n'est pas seulement une re/récréation, il nous confronte aussi à notre finitude.
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