D'entrée de jeu, la feuille de présentation disponible pour l'exposition Le partage d'une passion pour le dessin (jusqu'au 30 avril au Palais des Beaux-Arts - 13, quai Malaquais Paris 6ème) est surprenante : au recto, des pages de brouillon photocopiées avec moult chiffres et décomptes, au verso un court texte questionnant la médiation, où l'on nous propose « une nouvelle lecture du corpus de la collection de dessins des Beaux-Arts », et où de curieuses statistiques sont une fois encore présentées. Conseillés par l'artiste Franck Leibovici, Margot Bernard, Hugo Da Silva et Caroline Rambaud, qui ont mené à bien cette médiation atypique, décalée, impertinente, nous apprennent par exemple que leur affaire a nécessité 22 heures d'enquête, 51 morceaux de ruban adhésif et 5 592 161 781 octets de données...
Tout au long de l'exposition, donnant à voir une centaine de dessins parmi les quelques deux cents acquisitions, ces quinze dernières années, de l'association « Le Cabinet des amateurs de dessin des Beaux-Arts de Paris », le visiteur aura droit à de multiples interventions frondeuses, aussi bien sur les cartels que sur les tranches des cimaises... Il peut s'agir d'enregistrements audio, avec des écouteurs, sous certaines oeuvres présentées. Loin d'apporter une information supplémentaire, ce qu'on y entend joue avec le sens de l'oeuvre. Ainsi le Portrait de la fille de l'artiste montrant un de ses dessins de Carl Engel von der Rabenau est associé à un enregistrement actuel de voix fraîche d'enfant. Mais sous un autre dessin, le visiteur peut écouter des chants dans des jardins, ou plus loin une voix de grand-mère. Il peut s'agir aussi d'un noircissement partiel du texte d'un cartel reproduit, de façon à ce que les mots épargnés créent un sens extravagant ou ironique, en tous cas subvertissant la fonction supposée euristique du commentaire. Il peut s'agir enfin de ces fameuses statistiques en rafales sur n'importe quel élément de l'exposition, allant des types de papiers utilisés à l'âge moyen des artistes (« Quand ils font ces dessins, les artistes ont en moyenne 35,9 ans. Ils meurent vers 64 ans »), en passant par les formats des oeuvres ou bien (ce qui n'est pas neutre) le sexe des artistes (« Dans cette exposition, il y a neuf artistes femmes sur soixante-dix neuf artistes »), ou encore les différents métiers des membres du Cabinet Jean Bonna (« Jean Bonna, ex-banquier de 77 ans, Jean est verseau. Hervé et Alexis qui sont antiquaires (...) », etc.). On peut bien sûr interpréter ce flot de statistiques comme un pied de nez à la stupide tendance de notre époque à chiffrer tout et n'importe quoi. Venant d'artistes oeuvrant dans le qualitatif alors que tout autour d'eux impose le quantitatif et la gestion comptable, ce serait de bonne guerre ! Mais on peut surtout déceler dans ces jeux, détournements et statistiques intempestives l'expression d'un humour irrespectueux, duchampien, marquant ses distances par rapport à la tradition (ici le dessin classique), aux égards qu'elle doit susciter et à la componction qui les accompagne. Non, ces différentes interventions ne « réinterprètent » (sic) pas les codes de la médiation muséale classique (cartels, audioguides, signalétique), ils vont bien plus loin : ils marquent une irrévérence à l'égard de ce qui reste, pour la tradition académique, la base de la rigueur, de l'apprentissage, voire de l'honnêteté en art : le dessin. Rappelons ce qu'Ingres disait : « Le dessin est la probité de l'art ».
Cependant, avec l'École française, point fort de la collection (artistes majeurs, magnifique représentation du XIXe siècle, artistes supposés « provinciaux », etc. ), l'École italienne (dessins de Tintoret, Véronèse, Titien, Guardi, Tiepolo, etc., auxquels s'ajoutent de récentes acquisitions, comme cette étonnante Jeune femme la tête renversée en arrière du modénais Sigismondo Caula), les Écoles nordiques (pour laquelle l'association « Le Cabinet des amateurs de dessin des Beaux-Arts de Paris » a saisi, malgré ses moyens relativement modestes, d'exceptionnelles opportunités sur un marché onéreux), avec le savant éclectisme des types de dessins présentés, cette exposition (commissariat d'Emmanuelle Brugerolles) est rien de moins que sérieuse, classique et documentée... On sait, en outre, que les Beaux-Arts de Paris conservent la plus belle collection de dessins en France après le musée du Louvre. Et en introduction il nous est bien rappelé que « la collection continue de s'enrichir par une politique d'acquisitions conçue à des fins pédagogiques » (sic). Enfin, lorsqu'on regarde la sélection d'oeuvres des lauréats du Prix du dessin contemporain - créé en 2013 et qui récompense chaque année un étudiant de l'école -, on constate qu'y prévaut généralement une facture classique (par exemple ce sans-abri dessiné au crayon graphite sur papier par Tiziano Foucault-Gini). Alors, contradiction ou duplicité ? Non, pluralisme. Pluralisme de ces Beaux-Arts de Paris, de ses différents ateliers et de ceux ou celles qui les dirigent, et orientations diverses selon les directions qui se sont succédées... Alexia Fabre qui dirigeait le MAC VAL succède désormais à Jean de Loisy (Palais de Tokyo) qui a remplacé Jean-Marc Bustamante (Académie des Beaux- Arts de Munich), lequel a succédé à Nicolas Bourriaud (Palais de Tokyo, Tate Britain), etc... Alors, contesté et révéré, le dessin reste encore un enjeu de taille.
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