« À vouloir faire du Surréalisme une avant-garde comme une autre, on a oublié combien l'amitié y a été déterminante. Sans elle, n'aurait jamais existé cette « mise en commun de la pensée », à laquelle nous devons certaines de ses plus fascinantes aventures (...) », lit-on dans le texte de présentation de l'ample exposition Toyen, l'écart absolu (jusqu'au 24 juillet au Musée d'Art Moderne de Paris). Évoquons l'amitié de Toyen avec le peintre Styrsky, puis le critique d'art Teige et le poète Nezval, tous tchèques, qui fondèrent le groupe surréaliste de Prague en 1934 ; la grande amitié avec André Breton et d'autres figures du mouvement. Cette amitié rend compte - sans doute et en partie - de l'osmose avec d'autres peintres surréalistes dans laquelle, si originales soient-elles, baignent les peintures de l'artiste tchèque Maria Cermínová, dite Toyen (1902-1980). Ainsi le visiteur ressent les imprégnations diffuses d'Yves Tanguy, Max Ernst, ou René Magritte dans les oeuvres exposées, toujours empreintes de cette magie, de cette poésie fondamentalement surréalistes. La commissaire d'exposition, Annie Lebrun (qui collabora avec Toyen et fut son amie), était particulièrement bien placée pour cette riche présentation d'une oeuvre étrangère au coeur du surréalisme.
Si l'on en reste aux seules peintures, après des recherches cubistes, quelques pièces naïves et érotiques (Le Paradis des Noirs, Le Coussin), peu à peu la recherche de matières se conjugue chez Toyen avec une immersion profonde dans l'esthétique surréaliste. Voilà trois ans qu'elle a officiellement adhéré au mouvement, et elle réalise La Dormeuse (1937). Approchons-nous... Ce qui semble être une figure féminine, à cause d'une épaisse chevelure rousse, flotte au-dessus d'un désert brun et sous un crépuscule d'un indigo sombre. Peinte de dos, la figure se réduit à une blouse conique, rayée comme un vieux mur, et dont une longue échancrure révèle la totale vacuité. Cette apparition spectrale tient une épuisette d'un vert pomme... Dans le monde onirique où l'être, sans âge, reste seul, il s'agit dans la nuit opaque d'attraper le fugace papillon du rêve. Avec peu de moyens, ce tableau synthétise l'inclination post-romantique du surréalisme pour le rêve et la nuit. Il s'en fait même le pur condensé... Une trentaine d'années plus tard, Le Paravent (1966) nous rappelle magistralement cette façon du surréalisme d'ourdir les complots de l'image. De gauche à droite, une ombre très noire, puis au centre une silhouette mi-féminine mi-féline aux gants verts surgissant de l'embrasure d'une porte, sur un montant de laquelle s'attachent deux clairs papillons, et enfin à droite l'empreinte blanchâtre d'une figure a priori masculine. On peut imaginer dans ce propice entrebâillement un acte de racolage, dont l'érotisme se verrait symbolisé par les trois têtes félines, autant que par les deux papillons en quête d'accouplement. Le visiteur peut d'autant plus être porté à cette interprétation que l'érotisme a occupé chez Toyen, comme dans tout le surréalisme (cf. « Surréalisme et sexualité » de Xavière Gauthier - Gallimard 1971), une place significative : ayant découvert les écrits de Sade, et bouleversée par son pansexualisme (comme plus tard par celui de Freud), Toyen co-fondait à Prague l'Erotická revue et illustrait en 1932 Justine de Sade. Les dessins érotiques osés, d'une grande finesse, ici exposés dans une vitrine, suggèrent qu'elle a dû braver la censure, mais aussi qu'elle est particulièrement à l'aise dans ce mode d'expression. Ce que confirment deux remarquables cycles en rapport avec la Seconde Guerre Mondiale : Tir et Cache-toi, guerre ! Ni réalisme ni expressionnisme pour dire l'horreur absolue de la guerre, mais des évocations symboliques parlant d'intériorité à intériorité. Toyen ne dit-elle pas : « Dans la salle obscure de la vie, je regarde l'écran de mon cerveau » ? Le cycle Ni ailes, ni pierres : ailes et pierres nous montre comment la métamorphose perturbe l'assignation des êtres aux différents règnes, et reprend le mécanisme de « condensation », à l'oeuvre selon Freud dans le rêve. Puis douze dessins de 1966, que le poète croate Radovan Ivsic illustra par ses textes, témoignent d'une anticipation libertaire préfigurant 68. L'émancipation, un étendard de l'artiste tchèque...
Par son exemple singulier, dans son oeuvre, et encore plus dans sa vie, Toyen vient nous rappeler tout ce dont le surréalisme est le nom... Issu de Dada « négation » de l'art, le surréalisme s'est conçu dès ses débuts comme un au-delà de la peinture, de la littérature, et surtout comme une recherche, une expérimentation permanentes pour changer la vie. Par ses fondements théoriques première tentative d'émancipation esthétique d'obédience freudo- marxiste qu'anime et sublime une vigoureuse claque rimbaldienne, le surréalisme a tenté « l'écart absolu » (titre de l'exposition). Or dès 17 ans, Toyen rejoignait les milieux anarchistes et communistes. Or « elle a toujours refusé de se définir comme une peintre et à plus forte raison comme une femme peintre » (texte de présentation). Elle a dû se défendre contre la censure, le totalitarisme nazi puis stalinien. Elle a peint le monde furtif et insane du rêve, dessiné l'érotisme, joué avec les collages et télescopages. Enfin, elle a pratiqué l'amitié comme une valeur esthétique, l'amie Toyen « de qui je ne puis jamais évoquer sans émotion le visage médaillé de noblesse, le frémissement profond en même temps que la résistance aux assauts les plus furieux et dont les yeux sont des plages de lumière », écrivait Breton.
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